Libération, n° 6488
REBONDS, lundi 25 mars 2002, p. 7
«Economiques»
Les baisses des charges en question
PIKETTY Thomas
En publiant le mois dernier leur recherche sur les baisses de charges, Bruno Crépon et Rozenn Desplatz (économistes à l'Insee) n'imaginaient sans doute pas qu'ils allaient déclencher une telle polémique. Leurs résultats ont été immédiatement repris par Jacques Chirac, trop content de pouvoir annoncer que les allégements de charges sociales sur les bas salaires mis en place entre 1993 et 1997 avaient créé 460 000 emplois. Plusieurs voix se sont élevées à gauche pour dénoncer l'étude, et Michel Husson (économiste à l'Ires) a publié une attaque particulièrement violente (Libé du 19 mars 2002).
Ces attaques sont injustes. L'étude Crépon-Desplatz n'est pas parfaite, mais il s'agit du travail le plus minutieux et le plus transparent dont nous disposions. En utilisant un échantillon de plusieurs dizaines de milliers d'entreprises suivies entre 1994 et 1997, les auteurs constatent que les entreprises qui ont le plus bénéficié des nouveaux allégements de charges mis en place en 1995-1996 (compte tenu de la proportion de salariés à bas salaire qui était la leur en 1994) ont créé nettement plus d'emplois que les autres. Ce différentiel reste très fort, y compris si l'on considère des entreprises par ailleurs identiques en 1994 : même secteur, même taille, même structure financière, etc. La majorité des emplois ainsi créés sont des emplois peu qualifiés, ce qui montre que les allégements de charges ont bien joué le rôle que l'on attendait d'eux. En appliquant les résultats à l'ensemble de l'économie, on obtient un nombre total d'emplois créés (ou sauvegardés) de 460 000.
On peut certes reprocher à Crépon-Desplatz de ne pas avoir isolé l'effet volume, c'est-à-dire le fait que les baisses de charges ont également permis aux entreprises concernées de baisser leurs prix et de gagner des parts de marché, et de créer ainsi des emplois qualifiés. Cet effet, outre qu'il a pu se faire en partie au détriment d'autres entreprises, aurait pu être obtenu avec d'autres baisses de prélèvements, et il n'est donc pas directement lié aux allégements de charges sur les bas salaires.
Mais le fait est que même en réduisant d'autant l'estimation annoncée, l'effet des baisses des charges reste très significatif. D'autant plus que l'étude mesure uniquement l'impact des allégements introduits en 1995-1996. Leurs résultats devraient être majorés pour tenir compte des allégements de 1993-1994, ainsi que ceux mis en place depuis 1998.
Ajoutons que toutes les autres études et informations disponibles confirment que les baisses de charges ont joué un rôle significatif. Par exemple, on sait que la part de l'emploi non qualifié dans l'emploi total, qui était progressivement passé de 28 % en 1982 à 23 % en 1994, s'est subitement redressée à partir de cette date, pour atteindre 24 % en 2001. Sur cette base, on peut estimer le nombre d'emplois créés à environ 400 000.
De nombreuses autres études seraient nécessaires pour faire toute la lumière sur ces questions, notamment pour isoler l'impact de la RTT. Mais aujourd'hui, l'enjeu est ailleurs. Les baisses de charges ont permis de limiter l'exclusion du marché du travail des travailleurs les moins bien formés. Pour autant, la prolifération des emplois non qualifiés n'est évidemment pas un but en soi. Il faut maintenant permettre à ces emplois de se développer, en étendant les allégements à des salaires plus élevés (pour éviter les trappes à bas salaire), et en faisant de la formation une priorité. Cela suppose des moyens, et c'est là que la gauche se différencie de la droite, qui entend dilapider l'argent public en abaissant massivement les impôts des plus fortunés. La gauche a mieux à faire que de perdre son temps en vaines querelles.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.