Libération, n° 7163
REBONDS, lundi 24 mai 2004, p. 41
«Economiques»
Sécu : ces 5 milliards qui gênent
PIKETTY Thomas
L'addition
présentée par Philippe Douste-Blazy pour combler le trou de la Sécu est sans
doute l'une des moins convaincantes présentées depuis longtemps. Il s'agit,
nous dit-on, de venir à bout d'un déficit annuel de 15 milliards d'euros (près
de deux fois le budget de l'enseignement supérieur) à l'aide de mesures
reposant pour 10 milliards sur des réductions de dépenses, et pour 5 milliards
sur des augmentations de recettes.
Le
premier problème est que le total de cette gigantesque addition est lui-même
sujet à caution : le déficit de 2003-2004 s'explique pour une part non
négligeable par la mauvaise conjoncture, et le véritable déficit structurel,
lui, est probablement inférieur d'au moins 20 %. Cela tombe bien, car les 10
milliards d'économies annoncées ne reposent sur aucune estimation sérieuse et
semblent fortement surévalués. D'autant plus que le ministre a jugé habile de
dénaturer ses timides avancées sur le système du médecin référent et la
responsabilisation des patients avec des mesures corporatistes en faveur des
praticiens. Il est ainsi proposé que les spécialistes puissent pratiquer
librement des dépassements d'honoraires quand les patients viendront les voir
sans être passés par leur généraliste. Autrement dit, le passage par le
généraliste déterminera non seulement le prix payé par le patient (ce qui est
probablement une bonne chose), mais également le prix reçu par le médecin, ce
qui est absurde du point de vue des incitations économiques et de la politique
de santé publique, puisque les spécialistes auront désormais intérêt à recevoir
en priorité les clients payant le prix fort et à consacrer une demi-journée par
semaine à la piétaille passée par le généraliste. Il eût été autrement plus
adapté (et révolutionnaire) de jouer sur les taux de remboursement.
Il
reste le terme de 5 milliards de recettes nouvelles, sur lequel on est bien
obligé d'être précis, ce qui visiblement a mis le gouvernement dans le plus
grand embarras. Et on le comprend : ces 5 milliards correspondent très
précisément au montant de la baisse de l'impôt sur le revenu mis en place
depuis 2002 (réduction des taux de 5 % en 2002, puis de 3 % en 2003, plus
quelques niches fiscales supplémentaires, soit une baisse globale d'environ 10
% pour des recettes totales de l'ordre de 50 milliards). Il existerait donc une
solution fort simple pour trouver 5 milliards : revenir sur ces baisses d'IR, qui ont bénéficié pour 70 % aux 10 % des revenus les
plus élevés, et qui n'ont fait que gonfler encore un peu plus l'épargne
pléthorique de la France (ce dont le nouveau locataire de Bercy, qui prétend
s'intéresser à l'évaluation de l'efficacité des politiques publiques, ne semble
guère se soucier). Et l'idée selon laquelle ce serait là confondre le budget de
l'Etat et celui de l'assurance maladie ne résiste pas une seconde à l'analyse,
tant les vases communicants entre ces deux caisses sont nombreux. Par exemple,
l'Etat n'a jamais compensé pleinement la Sécurité sociale pour les pertes de
recettes liées aux allégements de charges sociales (depuis 1998, les employeurs
ne paient plus aucune cotisation maladie au niveau du Smic). Sans les baisses
d'IR, l'Etat aurait également pu se permettre de
transférer à l'assurance maladie le produit des taxes sur le tabac, ce qui
serait parfaitement légitime, et ce que refuse obstinément
Douste-Blazy, «car l'Etat n'en a pas les moyens».
En
choisissant de maintenir les baisses d'IR et de
trouver les 5 milliards manquants à l'aide d'une ribambelle de prélèvements
nouveaux (dont une augmentation de la CSG sur les retraités), le gouvernement
démontre une fois de plus que la politique de baisse «des» impôts est un
leurre. Il s'agit en réalité d'une opération consistant à réduire sans cesse
d'avantage le poids de la fiscalité progressive et à aggraver celui de la
fiscalité proportionnelle, pour un taux global de prélèvements obligatoires
inchangé, voire en légère hausse (puisque le gouvernement a créé dans le même
temps une nouvelle cotisation sociale «jour férié», après la hausse des
cotisations de retraite complémentaire déjà mise en place à l'automne dernier).
Face
à une telle hypocrisie, il est urgent pour la démocratie que le PS adopte sur
ces questions une attitude non ambiguë. Le 15 octobre dernier, après que
François Hollande eut annoncé clairement que le PS «reviendrait» sur les
baisses d'IR en cas de retour au pouvoir, Laurent
Fabius avait répondu aux journalistes de Cent minutes pour convaincre
qu'il n'était pas question de prendre un engagement aussi précis. Certes, cela
n'aurait aucun sens de s'engager à augmenter l'IR
sitôt la gauche arrivée au pouvoir, quelles que soient les circonstances : tout
dépend de la conjoncture et des besoins de financement de l'Etat. Par contre,
cela aurait du sens de s'engager fermement à revenir en priorité sur les
baisses d'IR de 2002-2003 dès lors que des
augmentations de recettes se révéleraient nécessaires, par exemple pour
financer l'assurance maladie. Si le PS ne peut prendre aujourd'hui un tel
engagement de façon claire et nette, alors cela montrera que tous les discours
visant à stigmatiser la «politique de classe» de la droite et ses cadeaux aux
catégories aisées ne constituent qu'un pur exercice rhétorique.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.