Libération, n° 6721
REBONDS, lundi 23 décembre 2002, p. 7
«Economiques»
La droite camembert
PIKETTY Thomas
On s'est
beaucoup ému, en haut lieu, des difficultés rencontrées par les producteurs de
fruits et légumes dans leurs négociations avec le secteur de la distribution,
dominé par quelques grands groupes accusés d'imposer leurs conditions et d'appliquer
des marges bénéficiaires plus que confortables. Mais personne ne semble s'être
demandé pourquoi la distribution était à ce point concentrée en France, et
pourquoi si peu de concurrents venaient entamer le quasi-monopole des enseignes
historiques. Or le fait est qu'il existe de très fortes barrières à l'entrée
sur ce secteur : depuis le vote en 1973 de la loi Royer (loi renforcée en 1996
par Jean-Pierre Raffarin, alors ministre du Commerce et de l'Artisanat de
Juppé), toute ouverture de nouveaux magasins doit être approuvée par une
commission départementale. Une étude récemment publiée par deux chercheurs
vient justement de quantifier les dégâts causés depuis trente ans par ces
dispositifs, qui étaient censés protéger les petits commerçants, et qui en
pratique ont surtout eu pour impact de protéger les distributeurs déjà en place
et de brider la diversité et la croissance de l'emploi dans ce secteur.
En prenant
en compte l'ensemble des demandes d'autorisation de nouveaux magasins déposées
entre 1975 et 1998, Marianne Bertrand et Francis Kramarz
constatent tout d'abord que les départements qui se sont montrés les plus
souples en terme d'autorisations ont vu leur emploi total dans le commerce
croître plus vite. Autrement dit, les pertes d'emploi dans les petits commerces
traditionnels ont été plus que compensées par les créations d'emploi dans les
nouveaux magasins. Ce qui peut notamment s'expliquer par le fait que ces
différents commerces sont souvent plus complémentaires que substituables (on
n'y achète pas les mêmes choses, ni au même moment).
On pourrait
certes imaginer que les départements qui se sont montrés le plus souple sont
précisément ceux qui faisaient face à une demande commerciale en forte
croissance. Pour évaluer cet argument, Bertrand et Kramarz
exploitent le fait que les taux d'autorisation varient avec la couleur
politique du département, indépendamment des conditions économiques locales.
Les commissions départementales sont en effet constituées de représentants des
commerçants (qui s'opposent systématiquement aux demandes d'ouverture de
nouveaux magasins), de représentants des associations de consommateurs (qui en
général approuvent les demandes d'ouverture) et d'élus locaux, qui ont
généralement le rôle décisif. En pratique, les élus de gauche (plus proches des
consommateurs) autorisent les nouveaux magasins nettement plus souvent que les
élus de droite (plus proches des commerçants). En utilisant uniquement les
variations des taux d'autorisation dues à des changements dans la couleur politique
des départements, les deux chercheurs confirment l'impact positif sur l'emploi
des nouvelles ouvertures. Finalement, ils estiment que l'emploi dans le
commerce pourrait être de l'ordre de 10 % plus élevé en l'absence de la loi
Royer.
L'étude
montre également que la concentration diminue lorsque les nouvelles
autorisations sont plus importantes. Inversement, dans les départements les
plus fermés, seules les chaînes déjà en place
parviennent à ouvrir de nouveaux magasins. Sans surprise, on constate que les
nouvelles autorisations conduisent à réduire les prix de vente aux
consommateurs (et donc les marges récemment dénoncées par les producteurs).
Pour un Premier ministre qui se réclame du pragmatisme, voilà une recherche qui
mériterait d'être étudiée de près.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.