Libération, n° 6486
EVENEMENT, vendredi 22 mars 2002, p. 4

Le bon, le moins bon et le pire des promesses
Trois économistes passent au crible les programmes de Chirac et de Jospin.

PENICAUT Nicole

Libération a demandé à trois économistes de choisir dans les programmes de Jospin et Chirac la mesure qui leur paraît la plus intéressante, celle qui leur pose le plus problème et enfin ce que les deux candidats ont, à leur avis, oublié. Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales ; Charles Wyplosz est professeur à l'Institut des hautes études internationales de Genève ; Christian de Boissieu enseigne à l'université Paris-I (Panthéon-Sorbonne). Les deux premiers sont aussi chroniqueurs dans les pages Rebonds de Libération.

1. La mesure la plus intéressante ?

Thomas Piketty: C'est, dans le programme de Jospin, la formation tout au long de la vie. Certes la formation professionnelle existe depuis longtemps, mais pour en bénéficier, le salarié est souvent tributaire du bon vouloir de son employeur dont les budgets sont très variables d'une entreprise à l'autre. Dans les PME, notamment, les possibilités de requalification sont des plus limitées. Là, Jospin propose un droit à la formation professionnelle pour tous avec un mécanisme précis. Chaque salarié pourra accumuler des droits à être formé et disposera de six, dix mois, voire plus, de formation payée par la collectivité. C'est une réforme importante sur le long terme. Mais ce n'est, sans doute pas, ce qui va permettre de réduire le nombre de chômeurs en quelques années.

Charles Wyplosz: Chez Jospin, j'aime la réduction de la taxe d'habitation, ce n'est pas une mesure très originale, mais c'est bien de le faire. Cela suppose de résoudre le problème de la compensation, de combler le manque à gagner, et là, je ne suis pas convaincu par les 26 milliards de marges manoeuvre. Du côté de Chirac, j'aime bien tout ce qui concerne le marché du travail, la relance de la concertation sociale, la mise en retrait de l'Etat et l'assouplissement des 35 heures.

Christian de Boissieu: Du côté de Chirac, la poursuite de la baisse des charges me semble importante, car je reste persuadé que c'est une mesure efficace pour lutter contre le chômage des moins qualifiés. Côté Jospin, ce sont ses engagements précis à propos de l'Europe : en particulier lorsqu'il évoque la nécessité d'améliorer la gouvernance de l'Europe en matière économique, et lorsqu'il propose d'abandonner la règle de l'unanimité pour passer à la majorité qualifiée dans des domaines comme la fiscalité par exemple.

2. La mesure la moins crédible ?

T. P.: C'est vraiment la baisse des charges de Chirac. Il a le mérite de dire que c'est une priorité et il a raison. Car c'est la mesure la plus importante pour lutter à court terme contre le chômage. Mais cela manque de crédibilité. Car en même temps, ­ et c'est là que ca devient loufoque ­, il dit qu'il va réduire d'un tiers l'impôt sur le revenu, la taxe d'habitation, la TVA, l'impôt sur les sociétés, les droits de mutation, le tout en augmentant les dépenses de défense, de santé, de formation, de sécurité.On peut reprocher à Jospin de ne pas parler de baisses de charges, mais il a le mérite de ne pas griller des cartouches en ne proposant pas de baisses mirobolantes d'impôt sur le revenu.

C. W.: Chez Chirac, c'est la réduction de l'impôt sur le revenu, exemple type de mesure démagogique et pour une clientèle plutôt fortunée. Chez Jospin, c'est le dossier des retraites, et son refus d'ouvrir la capitalisation. Alors que tout le monde en Europe avance, la France devra s'y mettre. En attendant, il y a là un archaïsme qui ne tient pas la route.

C. de B.: Je trouve que sur l'Europe, le programme Chirac est, au-delà des bonnes intentions, bien trop général. La réalisation de l'objectif «900 000 chômeurs de moins en cinq ans» de Jospin me laisse perplexe. Je ne vois pas bien comment, au-delà de l'hypothèse de croissance de 3 %, déjà aléatoire, il va réaliser cet objectif ambitieux. Certes, il y a la prime pour l'emploi mais il n'y a pas de baisse de charges. Enfin son autre objectif «zéro SDF en 2007» me pose problème : si c'est possible, j'achète, mais comment s'y prend-on ? Mystère.

3.Les mesures absentes

T. P.: Tout le monde parle de la réforme de l'Etat, du dynamisme de la France, de son attractivité. Et personne ne parle de la réforme de l'enseignement supérieur. C'est pourtant un domaine sur lequel la question de l'attractivité de la France se pose. On n'attire pas les étrangers et les Français partent à l'étranger. Il est urgent de «libérer» l'enseignement supérieur de son carcan et d'y mettre un peu de concurrence. On ne peut continuer à avoir partout d'Arras à Pau, les mêmes salaires, les mêmes obligations, les mêmes UV, les mêmes diplômes. Il y a des systèmes hybrides, à l'intérieur du système public, qui peuvent permettre d'introduire de la concurrence. Le financement de l'université doit être lié à sa performance et les enseignants qui proposent des formations innovantes doivent être récompensés. Il faut mettre davantage d'argent et imaginer une formule type «chèque éducation» avec lequel les étudiants paieraient l'université de leur choix.

C. W.: Ce qui manque dans les programmes, c'est une vraie décentralisation. Une grande partie des difficultés de la France vient du fait qu'on continue à jacobiner avec enthousiasme dans tous les domaines de la fiscalité, de la dépense publique. L'ANPE est une horrible usine à gaz, l'Education nationale aussi. Or, il y existe un énorme champ de vraie décentralisation. Il s'agirait de reprendre tous les dossiers. C'est l'affaire d'un quinquennat.

C. de B.: Alors que Jospin dit que le dossier prioritaire sera celui des retraites, il se contente de phrases générales. Il aurait pu se mouiller davantage. Plus généralement, ce qui me frappe dans les deux programmes, c'est la fragilité du bouclage financier. L'un et l'autre ont organisé leurs propositions autour d'une hypothèse de croissance à moyen terme de 3 % par an. C'est très volontariste. Pour ma part, j'ignore quelle sera la croissance dans trois ans. J'aurais souhaité que leur programme soit un peu moins conditionné à cette hypothèse. Cela signifie, en tout cas, qu'ils ne sont pas très ambitieux sur la maîtrise des dépenses publiques et donc sur la réforme de l'Etat.