Libération, n° 7302
REBONDS, lundi 18 octobre 2004, p. 39
«Economiques»
Sarko à l’assaut des successions
PIKETTY Thomas
En
choisissant de s'attaquer à l'impôt sur les successions dans son budget
d'adieu, Nicolas Sarkozy a trouvé un monument à sa mesure, que peu de ministres
des Finances ont osé toucher. Institué en France par la loi du 25 février 1901,
à l'issue de débats parlementaires épiques (le projet fut bloqué près de dix
ans par le Sénat), l'impôt progressif sur les successions a été très rarement
réformé depuis cette date, contrairement à l'impôt sur le revenu, qui fait
l'objet de joutes budgétaires chaque automne depuis sa création en 1914.
De
la Révolution française à 1901, l'impôt successoral fut strictement
proportionnel : un taux unique modeste (1 % en ligne directe, c'est-à-dire
entre parents et enfants) s'appliquait à toutes les transmissions, quel que
soit leur montant. En pratique, seuls 50 % à 60 % des décès (d'âge adulte)
donnaient lieu à imposition, compte tenu du nombre important de personnes
décédant sans aucun patrimoine.
L'introduction
d'un barème progressif par la loi de 1901, d'abord à dose homéopathique (avec
un taux supérieur applicable aux successions les plus élevées de 2,5 % en
1901), puis de façon plus robuste après les bouleversements de la Première
Guerre mondiale (avec un taux supérieur atteignant 40 % en ligne directe dès
1920), ne changea rien à cet état de fait : toutes les successions positives
(aussi petites soient-elles) restèrent soumises à l'impôt, et en pratique le
pourcentage des décès donnant lieu à imposition demeura aux alentours de 50
%-60 %.
Ce
n'est qu'en 1956 que fut introduit le principe d'un abattement forfaitaire (1
million d'anciens francs de l'époque) au-dessous duquel les patrimoines
n'étaient pas soumis à l'impôt. La loi de 1959, concoctée par le jeune
secrétaire d'Etat aux Finances Valéry Giscard d'Estaing, créa des abattements
supplémentaires pour les conjoints et les enfants, et réduisit le taux
supérieur à 15 % en ligne directe. Le pourcentage de décès imposables tomba
immédiatement de 50 % à 15 % à la suite de la réforme de 1956, mais compte tenu
de l'irrégularité des relèvements du niveau des abattements, il remonta ensuite
à 30 % en 1970 et retrouva dans les années 1980-1990 le niveau de l'ordre de 50
%-60 % qui avait été le sien jusqu'aux années 1950. La dernière réforme de
l'impôt successoral date de 1983 : le gouvernement Mauroy releva à 40 % le taux
supérieur, applicable à la fraction des héritages (par héritier) supérieure à
11,2 millions de francs de l'époque. Le barème et les abattements n'ont pas été
modifiés depuis lors. Aujourd'hui, le conjoint survivant bénéficie d'un
abattement de 76 000 euros et chaque enfant d'un abattement de 46 000 euros, ce
qui en pratique signifie qu'un patrimoine de l'ordre de 200 000 euros transmis
à un conjoint et deux enfants n'est pas imposable (compte tenu de l'abattement
de 20 % sur la résidence principale).
Remise
dans cette perspective historique, la réforme Sarkozy 2004 apparaît comme une
réforme fiscale médiocre, populiste et sans envergure. Sarko
se garde bien de toucher au barème (trop risqué), et il propose grosso modo de
doubler les abattements, en instituant notamment un abattement général
supplémentaire de 50 000 euros. Concrètement, le pourcentage de décès
imposables devrait chuter d'environ 60 % aujourd'hui à guère plus de 20 % après
la réforme, soit approximativement le niveau des années 1950.
La
différence est que la réforme de 1956 pouvait se justifier par le fait que les
patrimoines avaient été fortement amputés par les guerres et qu'il fallait leur
donner de l'oxygène. Aujourd'hui, les patrimoines se portent à merveille, la
France regorge d'épargne, et il n'existe aucune justification économique
sérieuse pour de telles largesses sur les successions, d'autant plus que cet
impôt ne pose pas de véritable problème de concurrence fiscale (les 600 millions
d'euros de recettes perdues auraient par exemple permis de réduire de cinq
élèves la taille des classes de primaire en ZEP).
Déjà
fortement mitée par la multiplication des niches fiscales (suite notamment aux
multiples dispositifs d'exonérations des donations mis en place depuis le début
des années 1990), la base fiscale de l'impôt successoral sera durablement
amputée par la réforme Sarkozy, et ce prélèvement risque fort de devenir une
caricature d'impôt progressif à base étroite et faible rendement (on peut déjà
anticiper de nouveaux relèvements des abattements dans les années à venir),
ouvrant ainsi la voie à sa suppression progressive, dans la lignée de ce que
Bush et Berlusconi viennent de faire voter (si aucun nouveau vote n'intervient,
l'impôt successoral américain aura disparu dans dix ans).
Cette non-réforme est
d'autant plus regrettable qu'il existe de nombreux autres problèmes structurels
des droits de succession (outre l'assiette mitée) qui auraient
mérité un débat. Comparé aux autres pays, l'impôt successoral français a
toujours été relativement léger en ligne directe (le taux effectif pour un
patrimoine de 1 million d'euros, niveau atteint par moins de 0,3 % des décès,
légué à un conjoint et deux enfants, est aujourd'hui de l'ordre de 15 %), mais
objectivement lourd pour les transmissions en ligne familiale indirecte (frères
et soeurs, etc.) et entre non-parents, avec un
prélèvement au premier franc compris entre 35 % et 55 % suivant les cas.
Sarkozy aurait pu rentrer dans l'histoire fiscale, il ressort par la petite
porte de la démagogie.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.