Libération, n° 6458
REBONDS, lundi 18 février 2002, p. 8
«Economiques»
Pourquoi la pauvreté ne baisse pas.
PIKETTY Thomas
Et revoilà la fracture sociale! Dès sa première intervention de candidat, Jacques Chirac n'a pas manqué de citer le récent rapport de l'Observatoire national de la pauvreté, selon lequel la forte croissance de ces dernières années n'aurait pas permis de réduire le nombre de pauvres. N'est-ce pas la preuve que le gouvernement socialiste a failli? Pourtant, à y regarder de plus près, il n'est pas sûr que les chiffres publiés la semaine dernière soient aussi étonnants qu'il pourrait sembler.
Il faut tout d'abord rappeler que la notion de pauvreté utilisée en France est une notion relative: est définie comme pauvre toute personne dont le revenu est inférieur à la moitié du revenu médian. Par exemple, en 2000, le revenu médian était de 6 722 francs par mois, et le seuil de pauvreté était donc de 3 361 francs (pour une personne seule). 50 % de la population disposaient de moins de 6 722 francs (c'est la définition du revenu médian), et 11,3 % de moins de 3 361 francs (c'est le taux de pauvreté). Pour que le taux de pauvreté diminue, il est donc nécessaire que les revenus les plus faibles progressent plus rapidement que le revenu médian. Or, d'après les estimations de l'Observatoire de la pauvreté, les revenus des ménages pauvres seraient en 2000 de l'ordre de 3 % plus élevés qu'en 1997 (en francs constants), de même que le revenu médian. Le taux de pauvreté est donc resté stable autour de 11-11,5 %.
Il n'y a aucune raison de s'attendre à ce que la croissance, en tant que telle, conduise à une réduction des écarts de revenus. Les ménages pauvres étant plus durement touchés par le sous-emploi que les ménages médians, on pourrait certes imaginer que la réduction du chômage entraînée par la croissance apporte un supplément de revenu plus important aux premiers qu'aux seconds. Mais d'autres forces allant en sens inverse peuvent contrebalancer cet effet. Tout d'abord, tous les pauvres ne sont pas des chômeurs, loin de là. On trouve notamment parmi les pauvres nombre de petits retraités, catégorie sociale qui n'a guère bénéficié de la croissance. Surtout, les chômeurs pauvres ne sont pas toujours les mieux placés pour bénéficier de la baisse du chômage (au moins dans un premier temps). En pratique, une part essentielle des emplois créés va à des ménages qui, sans être très riches, disposent de ressources largement supérieures au seuil de pauvreté.
Ce facteur général est renforcé par l'évolution structurelle de la répartition des emplois entre ménages. A partir des enquêtes emploi de l'Insee, on peut ainsi calculer qu'entre mars 1997 et mars 2001, le taux d'emploi des femmes dont le conjoint a déjà un emploi a progressé de 4 points (de 68 % à 72 %), alors que le taux d'emploi des femmes dont le conjoint n'a pas de travail a baissé de 1 point (de 48 % à 47 %). Cette polarisation croissante de l'emploi (hausse du nombre de ménages avec 2 emplois, hausse du nombre de ménages avec 0 emploi) est à l'oeuvre depuis plus de vingt ans, et elle traduit une évolution profonde de la société: à une inégalité hommes-femmes à l'intérieur de chaque ménage se substitue de plus en plus une inégalité entre ménages bi-actifs et ménages 0-actif.
Faut-il conclure que rien ne peut être fait pour réduire le taux de pauvreté? Evidemment non. Les évolutions récentes montrent au contraire qu'il est nécessaire de s'attaquer au noyau dur du chômage (et pas seulement à ses marges) pour mieux diffuser les emplois et faire baisser la pauvreté. Contrairement à ce que certains discours de campagne peuvent laisser croire, la priorité absolue doit rester la lutte contre le chômage. La pauvreté mérite mieux que des discours incantatoires.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ehess.