Libération
Lundi 17 avril 2000, page 7

REBONDS
Non-salariés et chômeurs?

PIKETTY Thomas

Parmi les mesures annoncées mardi dernier par Lionel Jospin lors des «états généraux de la création d'entreprise», il en est certaines qui ne surprendront guère. Le Premier ministre souhaite simplifier les formalités administratives, améliorer l'accès des créateurs d'entreprise au crédit, faire en sorte que les banques soient plus entreprenantes, etc. Ces «priorités» étaient déjà les «priorités» des plans précédents. Le plan annoncé contient cependant une mesure nouvelle qui retient davantage l'attention: Lionel Jospin propose que les salariés qui quittent leur entreprise pour lancer leur projet puissent bénéficier de l'assurance chômage en cas d'échec. Cette proposition est d'autant plus intéressante qu'elle remet en cause plusieurs principes fondamentaux sur lesquels se fonde le régime d'assurance chômage depuis son origine.

Il s'agit tout d'abord d'une remise en cause de la notion même de chômage «involontaire». Traditionnellement, seuls les départs «involontaires» peuvent donner droit à des allocations: un salarié quittant volontairement son entreprise et se retrouvant sans emploi n'a jamais eu droit à la moindre allocation, y compris s'il a cotisé pendant de très nombreuses années. Cette réglementation, qui date d'une époque où l'emploi à vie était la norme, ou plutôt d'une époque où l'on avait envie de proclamer que telle était la norme, peut dans certains cas conduire à de véritables «pièges à pauvreté». Par exemple, un chômeur indemnisé acceptant de reprendre un emploi de quelques mois court le risque dans le système actuel de ne pas pouvoir retrouver ses anciens droits à l'issue de cette expérience professionnelle, pour peu qu'il quitte ce nouvel emploi de façon «volontaire» (par exemple, parce qu'il ne s'entend pas avec son nouvel employeur). Dans ces conditions, pourquoi ne pas «finir son chômage» avant de recommencer à chercher un emploi?

La proposition de Lionel Jospin ne répond pas précisément à ce cas de figure, mais elle contribue à remettre en cause la suspicion qui entoure les chômeurs aux parcours complexes, ce qui est toujours bon à prendre. En plus et surtout, cette proposition introduit les non-salariés dans le régime d'assurance chômage, ce qui constitue une petite révolution: traditionnellement, seuls les travailleurs salariés ont droit à des allocations. Lionel Jospin ne propose certes pas que les périodes d'activité non salariée soient comptées de la même façon que les périodes d'activité salariée: pour l'instant, il s'agit simplement de faire en sorte qu'une expérience non salariée n'empêche pas de retrouver les droits acquis en tant que salarié, y compris en cas de départ volontaire de l'emploi salarié initial.

Il reste que cette mesure limitée a une signification symbolique forte: elle remet en cause le cloisonnement rigide entre «salariés» et «patrons», qui est au fondement de l'assurance chômage et de notre système de Sécurité sociale. L'ironie de l'histoire est que Lionel Jospin a annoncé non pas que cette nouvelle mesure allait s'appliquer, mais qu'il allait «demander à l'Unedic» de voir si elle pouvait s'intégrer dans sa réglementation: ni le Premier ministre ni la majorité parlementaire élue au suffrage universel n'ont le droit de modifier la réglementation de l'assurance chômage, qui est du seul ressort des syndicats et du patronat, ce qui exprime de façon particulièrement claire la conception traditionnelle de l'assurance chômage, dans laquelle la notion de «patron au chômage» n'a pas sa place.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.