Libération
Lundi 16 février 1998, page 5

REBONDS
35 heures et baisse des charges?

PIKETTY Thomas

Lionel Jospin a été extrêmement clair, le 21 janvier sur TF1. Il existe deux stratégies pour lutter contre le chômage, nous a expliqué en substance le Premier ministre: la baisse des charges, préconisée par la droite, et la réduction du temps de travail, mise en place par la gauche; seule la seconde stratégie est synonyme de progrès social et permettra de créer des centaines de milliers d'emplois. En pratique, les choses sont pourtant beaucoup plus compliquées.

Tout d'abord, la stratégie des 35 heures s'appuie principalement sur des aides forfaitaires de 9 000 francs par an et par salarié versées aux entreprises passant aux 35 heures (et 13 000 francs pour les entreprises industrielles qui recourent de façon intensive aux bas salaires, preuve que l'industrialisme a encore de beaux jours devant lui...). Or ces aides sont équivalentes à des réductions massives de charges sociales. La seule particularité est que, comme le dispositif d'incitation au temps partiel mis en place en 1992, ces baisses de charges sont réservées aux employeurs offrant des emplois à durée réduite.

Ensuite, non seulement le gouvernement Jospin n'a pas supprimé les baisses de charges sur les bas salaires mises en place par les gouvernements Balladur et Juppé, mais la loi Aubry prévoit même explicitement que les employeurs pourront cumuler ces exonérations avec les nouvelles aides gouvernementales. Si l'on pense sincèrement que les baisses de charges de la droite ne servent à rien, alors pourquoi ne pas les supprimer?

En vérité, le gouvernement est conscient du fait qu'il existe bel et bien un problème de coût du travail peu qualifié en France. L'hypothèse du gouvernement est que seule une combinaison de baisses de charges et de partage du travail peut permettre de créer un grand nombre d'emplois. Il n'est pas exclu qu'il ait raison: la création massive d'emplois à plein temps exigerait un reprofilage extrêmement important et durable des charges sociales (allégement sur les bas salaires, alourdissement sur les salaires élevés), et il est possible qu'aucun gouvernement ne soit capable d'assumer un tel effort de solidarité. La droite semble actuellement beaucoup trop préoccupée par la baisse de l'impôt sur le revenu pesant sur les revenus élevés pour pouvoir s'engager efficacement dans une telle voie (rappelons que sans les baisses d'impôt sur le revenu survenues entre 1993 et 1997, on pourrait doubler l'effort consacré aux baisses de charges pesant sur les bas salaires). Par comparaison, le partage du travail permet de créer plus d'emplois pour un effort financier moins important, comme le montre l'expérience du dispositif d'incitation au temps partiel, qui a permis de créer un million d'emplois entre 1992 et 1997, dont plus de la moitié sont des emplois à 30, 31 ou 32 heures par semaine.

Le problème de cette stratégie "pragmatique" est que de nombreux électeurs ont cru comprendre que les emplois créés par les 35 heures seraient à durée partielle mais pas à salaire partiel. Certes, Jospin avait prévenu l'opinion dès l'automne ("les 35 heures payées 39, c'est antiéconomique"). Les projets de "double-Smic" ont confirmé cette orientation: le salaire mensuel des smicards passant de 39 à 35 heures sera durablement gelé, et il n'est pas sûr que les jeunes embauchés à 35 heures ne soient pas payés 35. Mais ce message n'a pas encore été compris, et il n'est pas prêt d'être accepté par la gauche syndicale et associative. En faisant passer pour du progrès social ce qui n'est finalement que la voie du partage entre les salariés modestes et les chômeurs, le gouvernement court un grand risque. La ligne de crête entre les 35 heures "antisociales" et les 35 heures "antiéconomiques" est très étroite.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.