Libération, n° 7302
REBONDS, lundi 15 novembre 2004, p. 37

«Economiques»
Sarkozy : huit mois de brouillon à Bercy

PIKETTY Thomas

Les dernières statistiques viennent de le révéler : l'économie française n'a enregistré, au troisième trimestre, qu'une croissance symbolique de 0,1 %, très inférieure aux attentes. L'objectif d'une croissance de 2,5 % sur l'ensemble de l'année semble désormais fortement compromis. Ces chiffres signent à eux seuls l'échec de Sarkozy à Bercy. D'une certaine façon, ils confirment ce que tout le monde savait depuis longtemps. A l'Intérieur, il est possible de faire illusion en gesticulant dans les commissariats et en abreuvant les médias de formules chocs. Surtout, si de façon générale il est très difficile d'obtenir une baisse durable de la délinquance (le lien entre hausse des moyens policiers et carcéraux et baisse des crimes et délits est loin d'être établi dans le long terme, comme le montre par exemple la comparaison Europe/Etats-Unis), toutes les études internationales confirment qu'il existe une technique relativement simple (outre la manipulation des statistiques policières) permettant d'afficher des résultats dans le court terme : il suffit de remplir subitement les prisons, ce que fit Sarkozy de 2002 à 2004. Au ministère des Finances, c'est une autre paire de manches : les gesticulations médiatiques n'ont que peu d'importance, et il n'existe pas de solution miracle rapide permettant de réduire le déficit, relancer la croissance ou créer des emplois. Seule une action patiente et continue sur plusieurs années, fondée sur un diagnostic et une politique économique appropriée, peut avoir un impact.

Certes, cela n'avait strictement aucun sens de contraindre l'ex-ministre de l'Intérieur à ne rester que huit mois à Bercy, au mépris de la longue tradition RPR de cumul de la présidence du parti avec un poste ministériel (Chirac en 1986-1988, Juppé en 1993-1995). Preuve que la droite la plus bête du monde, toujours prompte à se déchirer pour perdre les élections, a encore de la ressource ! Il reste que cette période de huit mois, ridiculement courte pour toute action sérieuse, n'a guère été mise à profit par Sarkozy pour commencer à mettre en place une stratégie cohérente et adaptée. Les chiffres publiés dans le rapport économique et financier annexé au budget 2005 parlent d'eux-mêmes : les mesures nouvelles mises en place en 2004 aboutiront à une baisse de 6 milliards d'euros des impôts d'Etat, immédiatement compensée par une hausse de 6 milliards d'euros des prélèvements sociaux (notamment CSG et cotisations sociales). Stratégie d'autant plus incohérente que les prélèvements que l'on a choisi d'augmenter sont précisément ceux qui pèsent le plus lourdement sur la croissance et l'emploi ! Et si Sarkozy a pris soin de préciser qu'il mettait fin aux promesses chiraquiennes de baisses d'impôt sur le revenu (jugées coûteuses et inutiles, ce qui est vrai), il n'en a pas moins été prompt à trouver d'autres impôts d'Etat tout aussi inutiles à baisser, et qu'il a baissés tout de même. A-t-on déjà vu des ménages relancer leur consommation ou des entreprises créer des emplois suite à une baisse de l'impôt sur les successions ? Compte tenu des besoins de financement du système de santé et de retraites, ces baisses d'impôt inutiles ont conduit, depuis deux ans, à une hausse du taux global de CSG et de cotisations sociales de plus de deux points. A ce rythme-là, ce taux global de prélèvements pesant sur le travail, qui est actuellement de 65 % (en gros, un salaire brut de 100 correspond à un salaire net de 80 pour le salarié et à un coût du travail de 145 pour l'employeur), passera à 85 % en dix ans, ce qui n'est tout simplement pas tenable. Quel sens cela a-t-il de se répandre en discours sur la revalorisation du travail lorsque les faits sont aussi têtus et aussi évidemment contradictoires avec l'objectif proclamé ?

Sans compter que le budget Sarkozy fourmille de chiffrages douteux et de manipulations comptables qui sont autant de bombes à retardement pour son successeur. Outre la soulte de 7 milliards d'euros versée par EDF, qui par définition ne se reproduira pas, on relèvera la perle de l'impôt sur les successions : pour faire croire que sa baisse de 600 millions d'euros ne coûtera rien, Sarko n'a pas hésité à prendre pour référence les recettes exceptionnelles de 2004, en hausse de 10 % par rapport à l'année précédente, augmentation inhabituelle qui s'explique d'après les services de Bercy par les «conditions climatiques exceptionnelles de l'année 2003» (c'est-à-dire par le nombre de décès exceptionnellement élevé, phénomène dont on peut espérer qu'il ne se reproduira pas !) Si l'on se rappelle que le ministre avait demandé à ses services lors de son arrivée à Bercy de lui trouver des opérations intéressantes et peu coûteuses, on peut d'ailleurs se demander si ce n'est pas la canicule qui lui a donné l'idée de s'en prendre à l'impôt sur les successions.

Sarkozy a au moins le mérite d'avoir un agenda libéral clair et assumé, et il est prêt à prendre des risques pour assouvir ses ambitions. Il ne reste donc plus qu'à souhaiter que son séjour à la tête de l'UMP sera l'occasion de développer un programme fort qui fera oublier les huit mois à Bercy.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.