Libération
Lundi 15 juin 1998, page 6
REBONDS
Laisser Virgin ouvrir la nuit?
PIKETTY Thomas
Après s'être illustré dans le combat pour l'ouverture le dimanche, le Virgin Megastore des Champs-Elysées vient à nouveau de faire l'actualité, en réclamant la possibilité d'ouvrir la nuit pendant la durée du Mondial. Selon les responsables de Virgin, des milliers de touristes et de supporters présents sur les Champs-Elysées les nuits suivant les matchs viendraient volontiers flâner parmi les disques et les CD, et pas seulement dans les bars, pour peu qu'on leur en donne la possibilité. Face à l'opposition des syndicats, Virgin semble devoir renoncer à son projet. L'épisode, sous une forme il est vrai un peu extrême, vient relancer un débat beaucoup plus général portant sur la question des horaires d'ouverture dans les services.
Il est tout à fait légitime que des lois et des conventions collectives viennent limiter la capacité des employeurs à choisir librement les horaires d'ouverture de leurs magasins et les horaires de travail de leurs employés. Toute la question est de savoir jusqu'où doivent aller ces réglementations. S'il est légitime que les salariés déjà en place refusent que l'on modifie unilatéralement leurs horaires de travail, surtout s'il s'agit de les faire travailler la nuit, il est plus difficile de justifier que leur refus s'applique également aux centaines de milliers de jeunes chômeurs désireux de venir travailler durant les nouveaux horaires d'ouverture, sans que personne ne leur ait demandé leur avis. Les opposants à ces nouveaux horaires d'ouverture répliqueront qu'il faut refuser de tomber dans cet engrenage où le chômage finit par tout justifier et où les jeunes chômeurs finissent par devoir tout accepter. Il faut prendre en compte cet argument, mais il ne faut pas oublier que les personnes qui dénoncent avec le plus de force les conditions de travail des "petits boulots" du secteur des services sont aussi celles qui s'opposent avec passion à la fermeture des usines et au déclin continu de l'emploi industriel. A-t-on déjà oublié quelles étaient les conditions de travail de ces fameux emplois industriels, où l'on fait les 3x8 pour ne pas perdre une seconde des précieuses machines? Quel jeune préférerait travailler la nuit pendant 8 heures d'affilée dans le bruit et la fureur d'une chaîne de montage, plutôt que d'aller vendre des disques sur les Champs-Elysées? En vérité, une raison peu avouable explique sans doute une partie des blocages vis-à-vis des "petits boulots" des services: l'emploi industriel avait l'immense mérite de renvoyer les prolétaires hors de la vue des élites, qui pouvaient alors s'imaginer avoir atténué la dureté de leurs conditions de travail en leur donnant un statut et une convention collective, alors que les emplois du secteur des services obligent chacun à les côtoyer et à vivre au quotidien avec l'inégalité. Ces blocages sont d'autant plus pervers qu'ils concernent non seulement des cas extrêmes, comme celui de Virgin et du travail de nuit, mais également des situations où il s'agit simplement de faire en sorte que les clients puissent avoir accès aux services durant les seuls horaires où ils en ont le temps. Par exemple, il ne faut pas être grand clerc pour deviner qu'en obligeant les banques à fermer entre midi et deux heures, puis à fermer définitivement à 5 heures du soir, on ne contribue guère à développer l'activité... si ce n'est celle des services bancaires entièrement automatisés accessibles par téléphone, qui ont le mérite de n'employer personne! Sans tomber dans le discours absurde consistant à voir dans toute réglementation une "rigidité" dont il faudrait se débarrasser, les responsables syndicaux et politiques doivent avoir le courage de reconnaître aujourd'hui que certaines réglementations en vigueur en France doivent impérativement évoluer.
Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.