Libération, n° 6661
REBONDS, lundi 14 octobre 2002, p. 6
«Economiques»
Fallait-il augmenter les ministres ?
PIKETTY Thomas
C’est au beau milieu de l’été, le 6 août, que Jean-Pierre Raffarin a signé le décret portant le salaire mensuel des ministres de 7 800 € (environ 50 000 francs) à 13 300 € (près de 90 000 francs). Une augmentation aussi massive et précipitée, dans un pays où le salaire médian ne dépasse pas 1 500 €, pose de multiples problèmes sur le fond, et plus encore sur la méthode.
Première justification évoquée (de loin la
moins bonne): les ministres avaient pris l’habitude d’utiliser les fonds
secrets pour doubler la rémunération officielle que la loi leur accordait, et
la suppression desdits fonds leur ferait du tort. Autrement dit, il faudrait
légaliser un avantage acquis en toute illégalité !
Autre justification : les patrons du privé
sont mieux payés que les ministres.
C’est un argument classique. Napoléon déjà voulait que les plus hauts
serviteurs de l’Etat puissent rivaliser en élégance avec les personnages les
plus fortunés de son temps, et c’est pourquoi les ministres touchaient alors
plus de 300 fois le salaire médian. Le problème de cet argument, c’est
précisément qu’il n’a pas de limites.
Pourquoi n’augmenterait-on pas les membres du gouvernement jusqu’à ce
que l’on atteigne le niveau de Jean-Marie Messier ?
On peut toujours trouver mieux payer que soi, et
plutôt que de croire leur honneur bafoué dès lors que quelques rares personnes
gagnent plus qu’eux, les ministres feraient mieux de se poser la seule question
importante, celle de l’efficacité. Le fait d’offrir un salaire de 90 000 francs
plutôt que de 50 000 francs permet-il, oui ou non, de recruter des ministres de
meilleure qualité, plus compétents, moins corrompus, etc. ? Question
difficile, mais à laquelle on peut essayer de répondre en remontant dans le
temps. Fixé à un niveau astronomique sous l’Empire et la Restauration, le
traitement des ministres fut fortement réduit à la suite des Révolutions de
1830 et 1848, avant d’être immédiatement relevé par Napoléon III, puis de
nouveau abaissé par la IIIème République,
à tel point qu’en 1914 il n’était plus que d’environ 50 fois le salaire médian.
Rien ne semble pourtant indiquer que le personnel politique ait été d’une
meilleure qualité sous le Second Empire que lors des décennies suivantes, bien
au contraire. Puis l’inflation des années 1914-1945 a définitivement laminé le
salaire des ministres, qui s’est stabilisé autour de 5 fois le salaire médian
(et 10 fois le salaire minimum) depuis 1945. Là encore, rien ne prouve que les
hommes politiques soient devenus plus médiocres après 1945. L’appât du gain ne
fait pas les meilleurs politiques.
En 1830 déjà, Tocqueville notait que le fait de
payer ses ministres 5 fois moins cher que la monarchie française n’empêchait
pas la démocratie américaine d’être bien servie. Aujourd’hui encore, les pays
d’Europe du Nord rémunèrent leurs ministres entre 30% et 50% moins qu’en
France, et personne ne prétend que ces pays sont mal gérés.
Dernière justification entendue (sans doute la
seule recevable) : il est étrange que certains hauts fonctionnaires, grâce
à des primes légales mais peu transparentes, puissent gagner plus que les
ministres. Mais en décrétant précipitemment que ces
derniers toucheraient désormais le douple du salaire
indiciaire le plus élevé de la fonction publique (alors même que le taux de
prime moyen des fonctionnaires placés hors échelle ne dépasse pas 20%), le
gouvernement ne peut qu’alimenter les fantasmes au sujet de ces fameuses
primes. Il eût été autrement plus ambitieux de saisir l’occasion pour lancer
une réforme générale de la partie haute de la grille salariale relativement resserée fixée en 1948, et constamment contournée depuis.
Pour un gouvernement qui prétend porter haut la réforme de l’Etat, tout cela
n’est pas glorieux.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.