Libération, n° 6428
REBONDS, lundi 14 janvier 2002, p. 5
«Economiques»
Les médecins doivent-ils être augmentés?
PIKETTY Thomas
L'Unof, syndicat majoritaire chez les médecins généralistes, l'a dit et répété. Pour que la grève cesse, il faut que le tarif de base de la consultation passe de 17,53 euros (115 francs) à 20 euros (131,19 francs), soit près de 15 % de hausse. Cette revendication, venant d'une profession dont le revenu moyen atteint déjà 51 000 euros (335 000 francs), à un moment où des dizaines de milliers de personnes rejoignent chaque mois les rangs des chômeurs, a semblé indécente à de nombreux observateurs. De fait, quand on sait que seuls 3 % des salariés gagnent plus de 51 000 euros, il faut un certain aplomb de la part des généralistes pour exiger des salariés des cotisations supplémentaires pour arrondir leurs fins de mois. Seule une petite minorité de cadres gagne plus que les généralistes (le salaire moyen des cadres supérieurs est d'environ 37 000 euros, 243 000 francs). D'après les chiffres de la Drees, les revenus des généralistes ont progressé nettement plus vite que ceux des salariés entre 1991 et 1998. En outre, malgré le gel du tarif à 115 francs depuis 1998, la hausse des revenus s'est poursuivie, grâce à une forte progression du nombre de consultations.
Mais c'est précisément là que les médecins ont un argument de poids. Les cadres du privé, y compris supérieurs, ne viennent-ils pas d'obtenir un deuxième mois de congés payés dans le cadre des 35 heures? Les cadres du public ne sont-ils pas sur le point de faire de même, généralement sans aucune contrepartie? Pourquoi les médecins seraient-ils les seuls à devoir travailler sans cesse davantage? L'Unof insiste d'ailleurs sur le fait que la hausse des tarifs aurait un coût limité pour la Sécu, car le nombre de consultations baisserait fortement. Implicitement, l'argument est que les médecins auraient moins «besoin» de faire du chiffre pour vivre décemment, et qu'ils pourraient donc se permettre d'être plus vigilants à l'égard des patients coupables de surconsommation médicale caractérisée.
Le problème est que rien ne garantit qu'une hausse uniforme de 15 % du tarif
des consultations conduise à une baisse significative du nombre de
consultations. Les médecins pourraient tout aussi bien continuer de consulter
comme avant et empocher 15 % de revenus supplémentaires. Ils pourraient même
être incités à faire encore plus de chiffre, suivant en cela les prédictions de
la théorie libérale la plus classique. Selon cette dernière, toute hausse de la
rémunération unitaire du travail (sous la forme d'une hausse du tarif de la
consultation, du salaire horaire ou encore d'une baisse du taux marginal
d'imposition) incite à travailler plus. Certes, les économistes ont depuis
longtemps noté que cet «effet de substitution» (entre temps libre et temps de
travail) pouvait être fortement réduit par un «effet revenu» (avec un revenu en
hausse, on peut davantage se permettre de lever le pied). C'est d'ailleurs pour
cela que l'effet net sur l'offre du travail d'une baisse de taux marginal est
généralement très limité. Mais de là à supposer que l'effet net soit
franchement négatif! Cela ne manque vraiment pas de sel de voir les syndicats
de médecins les plus droitiers (les liens entre Démocratie libérale et les
dirigeants de la CSMF, dont dépend l'Unof, sont bien
connus), qui sont souvent les premiers à dénoncer l'impôt spoliateur et désincitatif, prêts à défendre l'idée d'un «effet revenu»
surpuissant!
Dans
ces conditions, il est légitime que la Cnam refuse
une hausse aussi forte et uniforme, et mette comme condition une meilleure
régulation de la dépense médicale, que cela passe par des hausses ciblées, une
diversification des rémunérations ou le développement du médecin référent
(système accepté par le syndicat MG-France, qui en
outre se contenterait d'une consultation à 18,5 euros).
Thomas Piketty
est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess).