Libération, n° 7325
REBONDS, lundi 13 décembre 2004, p. 37
«Economiques»
Contrat de travail : Borloo s’emmêle les
pinceaux
PIKETTY Thomas
Etonnante
simplification du droit du travail que vient de nous proposer Jean-Louis Borloo ! On s'attendait à ce que le ministre du Travail
s'inspire des propositions du rapport sur la Sécurité sociale professionnelle
remis par Pierre Cahuc et Francis Kramarz,
qui préconise, notamment, la fusion des deux principaux contrats de travail
(CDD et CDI) en un unique contrat à durée indéterminée, ainsi que la mise en
place d'un système de «guichet unique» rassemblant en un même lieu et un même
interlocuteur les différents services de placement, de formation et
d'indemnisation offerts aux chômeurs (actuellement dispersés entre l'ANPE, l'Afpa, l'Unedic, etc.). Or, voici que le ministre propose de
créer un troisième type de contrat de travail (applicable pendant une période
intermédiaire aux licenciés économiques) en plus des deux autres, et une
cinquième agence de l'emploi (les «agences locales de l'emploi») venant
s'ajouter aux quatre premières.
Personne
ne s'attendait, évidemment, à ce que les mesures drastiques prônées par Cahuc-Kramarz, déjà esquissées dans le rapport Blanchard-Tirole, soient appliquées immédiatement. Au moins
mériteraient-elles de susciter un vrai débat. Les deux économistes partent d'un
constat d'échec bien connu : en dépit de procédures de licenciement lourdes
(relativement aux autres pays européens), la France est le pays industrialisé
où le sentiment d'insécurité de l'emploi est le plus élevé. La raison en est
simple : sur les 30 000 suppressions d'emplois quotidiennes en France
(compensées par environ 30 000 embauches quotidiennes), moins de 5 %
correspondent à des licenciements économiques, et l'immense majorité provient
des fins de CDD. Le statut relativement protecteur
des CDI a eu pour conséquence un recours massif aux CDD de la part des
entreprises, avec à la prime un très fort sentiment de précarité parmi les
salariés. D'où la proposition consistant à supprimer cette dualité perverse
entre CDD et CDI et à créer un unique contrat de travail, plus protecteur que
les actuels CDD puisqu'il serait à durée indéterminée (plus d'épée de Damoclès
au-dessus de la tête des millions de CDD au bout de dix-huit mois), mais moins
protecteur que les actuels CDI, dans le sens où les entreprises devraient
s'acquitter d'une nouvelle taxe au moment du licenciement mais n'auraient plus
d'obligation de reclassement.
C'est
évidemment ce dernier aspect qui suscitera les plus fortes controverses,
plusieurs syndicats dénonçant déjà dans ces «droits de licencier» (similaires
aux «droits à polluer») une déresponsabilisation sociale des entreprises. Ces
réactions sont compréhensibles, mais elles oublient un fait essentiel : la
fonction consistant à dresser des bilans de compétences, proposer des nouvelles
formations aux salariés licenciés, puis les reclasser dans des nouveaux
secteurs et des nouveaux emplois, est un métier en soi, qui exige des
compétences et une organisation particulières, et que les entreprises ne sont
sans doute pas les mieux placées pour assurer. En outre, l'obligation de reclassement
est souvent source d'incertitudes juridiques prolongées, et les juges ne
disposent pas toujours des compétences nécessaires pour apprécier correctement
la situation économique de l'entreprise et les efforts de reclassement
accomplis. Il faut utiliser les entreprises pour ce qu'elles savent faire :
produire des richesses et payer des taxes (éventuellement de lourdes taxes). Si
ces taxes sont utilisées pour réorganiser et améliorer l'efficacité du service
public de l'emploi, dans le cadre d'un système de «guichet unique» où l'Etat
prendrait ses responsabilités pour offrir aux chômeurs un service de formation
et de placement de grande qualité, alors une telle réforme pourrait être dans
l'avantage de tous, entreprises et salariés. Mais si l'on se contente de
déresponsabiliser socialement les entreprises, sans les faire payer davantage,
et sans réorganiser profondément le service public de l'emploi, alors une telle
réforme risque fort d'être un marché de dupes pour les
salariés. Ce qui serait d'autant plus mal vécu que les Français sont sans doute
très attachés à la protection relativement forte accordée actuellement par le
CDI (même si l'on met longtemps à y accéder), et que le sentiment de précarité
qu'ils éprouvent s'explique peut-être d'abord par un scepticisme général
vis-à-vis du marché (les Français figurent, par exemple, parmi les plus
inquiets face à la mondialisation) et non par l'échec de notre modèle de droit
du travail en tant que tel.
La voie est donc étroite, mais elle mérite d'être
tentée ou au moins débattue, et Borloo ne semble
guère pressé. Il arrive certes que la simplification emprunte des voix
complexes, et on ne peut pas exclure que Borloo ait
en tête une stratégie subtile permettant d'atteindre par étapes un objectif
plus ambitieux (par exemple où les nouvelles agences locales finiraient par
englober toutes les autres). A ce stade, on a surtout l'impression qu'il
apporte sa contribution au processus d'empilement de couches administratives
qui a conduit au système actuel.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.