Libération, n° 6972
REBONDS, lundi 13 octobre 2003, p. 45
«Economiques»
Une constitution pour pas grand chose
PIKETTY Thomas
Disons le d’emblée : au point où on en est, il est sans doute préférable que la constitution européenne soit adoptée. L’actuel projet a au moins le mérite de proposer une définition simple et lisible de la majorité qualifiée (une décision sera adoptée si 50% des Etats représentant 60% de la population européenne la soutiennent) permettant de dépasser les blocages apparus à Nice, où plusieurs pays avaient tenté d’obtenir plus de poids que leur population, créant ainsi les conditions d’une escalade sans fin (la France tentant de conserver le même nombre de voix que l’Allemagne, l’Espagne et la Pologne cherchant à obtenir le même nombre de voix que les grands pays, etc.).
Il faut cependant souligner les très graves insuffisances du projet présenté, surtout en comparaison aux attentes suscitées par Valéry Giscard d’Estaing et ses « conventionnels », qui n’avaient pas hésité à se placer dans la double filiation des assemblées révolutionnaires françaises et de la Convention américaine de Philadelphie. Une des plus criantes concerne sans doute le domaine de la fiscalité, qui continuera de relever de la règle de l’unanimité et de la compétence exclusive des Etats. Autrement dit, il suffira que le Luxembourg ou l’Irlande s’opposent à toute mesure visant à lutter contre le dumping fiscal pour bloquer l’ensemble des 25 pays.
Que l’on ne s’y trompe pas : cette question fiscale est tout sauf une question technique. Sans impôts, il ne peut exister de destin commun et de capacité collective à agir. De fait, toutes les grandes avancées institutionnelles ont toujours mis en jeu une révolution fiscale. L’Ancien Régime, incapable de financer son train de vie dispendieux et acculé à une grave crise financière, disparaît quand les révolutionnaires votent l’abolition des privilèges fiscaux de la noblesse et du clergé et mettent en place une fiscalité moderne. La Révolution américaine naît de la volonté des colons britanniques de ne plus payer leurs impôts au Roi d’Angleterre et de prendre en main leur propre budget et leur propre destin (« no taxation without representation »). Une constitution européenne sans volet fiscal, c’est un peu l’équivalent de la Révolution Française sans l’abolition des privilèges ou de la Révolution Américaine avec un pouvoir fiscal scotché à Londres.
Car si les contextes ont changé en deux siècles, l’enjeu essentiel est resté le même : il s’agit de faire en sorte que les citoyens puissent choisir souverainement et démocratiquement les ressources qu’ils souhaitent consacrer à leurs projets communs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en Europe. Le nouvelle bastille à prendre s’appelle le dumping fiscal, et elle est la conséquence implacable d’une intégration économique poussée sans intégration politique. Les gouvernements européens sont enferrés depuis 20 ans dans une course-poursuite sans fin où chaque pays cherche à attirer vers lui les facteurs de production les plus mobiles (capital et travail qualifié) en les détaxant sans cesse d’avantage. Il s’agit évidemment d’un jeu à somme nulle, ou plutôt à somme négative, car la surtaxation des facteurs captifs (travail peu qualifié) qui en résulte pèse lourdement sur l’emploi et les salaires . Symbole du processus en cours, le taux moyen d’impôt sur les bénéfices des sociétés appliqué dans l’UE est passé d’environ 45% en 1985 à guère plus de 30% en 2002, alors même que le taux global de prélèvements obligatoires (tous prélèvements confondus) progressait au cours de la même période (de 39% du PIB à 42%). Les impôts directs sur les revenus et les bénéfices ne représentaient en 2002 qu’à peine 32% du total des prélèvements en Europe, contre 51% aux Etats-Unis !
Le plus triste est que pour se venger de son incapacité à prendre en main les questions clés de fiscalité directe, la Commission se montre stupidement intrusive et directive dans le seul domaine fiscal qu’elle contrôle (celui de la TVA), aggravant ainsi les perceptions d’une Europe totalement déconnectée des réalités. A qui fera-t-on croire que le marché commun est plus sérieusement menacé par un Etat souhaitant abaisser la TVA sur les coiffeurs ou les restaurateurs (bien non échangeable par excellence) que par l’Irlande réduisant à 15% son taux d’impôt sur les sociétés ?
Pour que ce discours anti-dumping puisse être entendu, il importe précisément de le distinguer du fédéralisme béat et de dire qu’il ne s’agit aucunement de construire un super-Etat européen, mais bien plutôt de poser des règles simples permettant d’éviter les abus (par exemple des taux minimaux) et de laisser les Etats gérer les recettes correspondantes. On peut être en faveur d’une gestion rigoureuse et décentralisée des deniers publics, pour une économie compétitive et moderne, etc., tout en s’opposant avec vigueur aux graves distortions fiscales introduites par les processus en cours. Laisser des pays qui se sont enrichis grâce au commerce intra-européen siphonner ensuite la base fiscale de leurs voisins, cela n’a strictement rien à voir avec les principes de l’économie de marché ou du libéralisme. Cela s’appelle du vol.
Thomas
Piketty est
directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.