Libération
Lundi 13 mars 2000, page 8

REBONDS
Economiques. Une nouvelle immigration?

PIKETTY Thomas

La reprise économique va-t-elle conduire les pays européens à mener des politiques d'immigration moins restrictives? En France, où la pénurie de main-d'oeuvre semble déjà se faire sentir dans certains secteurs, par exemple dans l'informatique, de nombreux observateurs prédisent que le gouvernement devra tôt ou tard s'adapter à cette nouvelle donne. De ce point de vue, une nouvelle récente venue d'Allemagne n'a peut-être pas reçu en France toute l'attention qu'elle mérite.

Le chancelier Schröder a en effet annoncé, le mois dernier, que son gouvernement allait faciliter l'immigration de quelque 30000 informaticiens étrangers souhaitant venir travailler en Allemagne, originaires principalement de l'Inde et de l'Europe de l'Est, afin d'occuper les emplois actuellement vacants dans cette branche outre-Rhin. Sans complexe, Schröder n'a pas hésité à intituler son initiative la «red-green card», en référence aux couleurs de l'alliance gouvernementale des sociaux-démocrates et des verts, et à la carte verte délivrée pour travailler aux Etats-Unis. Cette démarche spectaculaire a une signification politique forte: après avoir introduit des éléments de droit du sol dans la législation allemande de la nationalité, Schröder semble vouloir signifier qu'il serait fier de voir son pays suivre l'exemple des Etats-Unis, où la très forte croissance économique des années 90 a conduit l'immigration à des niveaux records.

En France, on imagine assez mal le gouvernement et son ministre de l'Intérieur se situer aussi ouvertement dans une telle perspective. L'Allemagne est-elle vraiment en train de devenir plus ouverte que la France ou bien s'agit-il d'une différence purement rhétorique, qui masquerait des réalités migratoires somme toute assez semblables dans les deux pays? Malheureusement, les statistiques disponibles ne permettent pas de trancher avec certitude. Outre que ces statistiques doivent être interprétées avec précaution, les chiffres de l'immigration ne sont disponibles qu'avec beaucoup de retard, et on ne peut donc pas exclure que la reprise économique ait déjà conduit la France et son administration à desserrer, sans tambour ni trompette, l'étau qui pèse depuis fort longtemps sur sa politique migratoire.

Les derniers chiffres disponibles, qui portent sur l'année 1998 et que le Haut Conseil à l'intégration a publiés en janvier 2000, semblent toutefois montrer que le gouvernement et ses services ne sont guère pressés. On constate en effet une baisse importante du nombre de titres de séjour délivrés au titre de l'immigration du travail et ce, quelle que soit la catégorie considérée: le nombre d'autorisations délivrées à des travailleurs saisonniers (principalement des travailleurs agricoles) a baissé de près de 10% entre 1997 et 1998 (de 8210 à 7253), de même que le nombre d'autorisations provisoires de travail (de 4674 à 4295) ou d'autorisations délivrées à des travailleurs dits «permanents», passé de 4582 en 1997 à 4149 en 1998.

Cette baisse, qui ne fait que poursuivre la tendance observée au cours des années antérieures, semble montrer que les services de l'immigration n'avaient, en 1998, pas pris la mesure de la reprise économique qui s'était amorcée en 1997-1998. En outre, comme le note le Haut Conseil, cette baisse est d'autant plus significative que ces chiffres prennent en compte les effets d'une circulaire diffusée discrètement en juillet 1998 pour faciliter l'attribution d'un titre aux «spécialistes de l'informatique». Il est possible que la tendance se soit retournée en 1999, mais rien ne permet pour l'instant de l'affirmer.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.