Libération
Lundi 12 octobre 1998, page 4

REBONDS
Economiques. Injustices familiales

PIKETTY Thomas

Faut-il imposer les individus ou les ménages? Ce vieux débat est relancé par deux propositions sur lesquelles le Parlement doit se prononcer cet automne: la limitation des effets du quotient familial proposée par le projet de loi de finances du gouvernement et l'extension du quotient conjugal aux couples non mariés, défendue par la proposition de loi (première mouture) sur le Pacs.

Le principe du quotient familial est bien connu: on commence par diviser le revenu imposable du foyer par le nombre de parts (deux parts pour un couple marié, une demi-part par enfant à charge, plus une demi-part supplémentaire à compter du troisième enfant), puis on multiplie par le nombre de parts l'impôt calculé à partir de ce "revenu imposable par part". Du fait de la progressivité du barème de l'impôt, ce mécanisme conduit à des réductions d'impôt d'autant plus importantes que le revenu et le nombre de parts sont élevés (la division par le nombre de parts permet souvent d'échapper aux tranches d'imposition les plus hautes). Le quotient familial est l'exception française par excellence: dans tous les autres pays, les enfants ouvrent droit à des abattements ou à des réductions d'impôt forfaitaires, c'est-à-dire indépendantes du revenu des parents.

Si l'on voulait généraliser le principe du quotient familial à l'ensemble de notre système de transferts, alors il faudrait faire augmenter le montant des allocations familiales avec le revenu des parents. Depuis 1981, les effets de ce mécanisme sont plafonnés: la réduction d'impôt par enfant à charge ne peut dépasser un certain seuil. Le gouvernement propose maintenant d'abaisser sensiblement ce seuil (de 16 380 francs par demi-part à 11 000 francs). Une telle disposition permettrait d'envisager (enfin!) la suppression complète du QF à moyen terme. Une réduction d'impôt maximale de 11 000 francs correspond à une allocation familiale d'environ 900 francs par mois: un gouvernement futur disposant d'une bonne conjoncture pourrait envisager de remplacer définitivement le QF par un système d'allocations familiales égales pour tous, avec en prime les allocations familiales dès le premier enfant.

Curieusement, au moment même où l'on porte peut-être le coup fatal au quotient familial, on s'apprête à renforcer le mécanisme du quotient conjugal, c'est-à-dire le fait que les couples sont imposés conjointement sur la base de deux parts (indépendamment de la question des enfants à charge). Face à la discrimination injustifiée dont font l'objet les concubins et les homosexuels, il existait deux stratégies: soit on étendait le bénéfice du quotient conjugal aux couples non mariés (et peut-être aux fratries, si le Pacs leur est étendu); soit on décidait de s'orienter progressivement vers un régime d'imposition au niveau individuel, dans lequel chaque conjoint (marié ou non, homosexuel ou hétérosexuel) serait imposé séparément, choix qui a déjà été fait, notamment, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. En choisissant la première stratégie, la proposition de loi sur le Pacs conduira à renforcer l'institution du quotient conjugal en France. C'est dommage: ce système n'a rien de progressiste. Lorsque les deux conjoints ont le même salaire, le quotient conjugal ne conduit à aucune réduction d'impôt (imposé séparément, chaque conjoint serait dans la même tranche d'imposition que le couple avec le revenu total divisé par deux). La réduction d'impôt procurée par le quotient conjugal est d'autant plus élevée que les revenus du couple sont inégalement répartis entre les conjoints. Ce mécanisme fonctionne donc comme une subvention implicite aux couples inégaux.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.