Libération, n° 7571
REBONDS, lundi 12 septembre 2005, p. 41
«Economiques»
Réforme de l'impôt: chiche
PIKETTY Thomas
Le 14 juillet, Jacques Chirac annonçait pour 2006 une pause dans la baisse de l'impôt sur le revenu (IR), «afin de consacrer tous les moyens disponibles à la lutte contre le chômage». Et voici que Dominique de Villepin dévoile le 1er septembre son intention de reprendre le mouvement de baisse dès 2007 ! S'agit-il d'une simple manoeuvre permettant de recharger les batteries en 2006 pour mieux marquer les esprits des électeurs contribuables en 2007 ? Si l'on prend au sérieux la déclaration du Premier ministre, pas si sûr. En annonçant son objectif de supprimer les abattements de 10 % et 20 % et de revoir complètement le barème pour rendre l'impôt plus lisible, Villepin a ouvert la voie à une réforme enfin ambitieuse de l'IR, fort différente de ce qui a été fait ces dernières années (où l'on s'est contenté de baisser les taux exemple type de la non-réforme).
Rappelons les fondamentaux du problème. Au bout de quatre-vingt-dix années de joutes budgétaires, l'IR français a réussi le prodige consistant à peser moins lourd que dans tous les autres pays développés (à peine plus de 3 % du PIB, contre 5 % il y a vingt ans, et au moins 7-8 % partout ailleurs), tout en affichant des taux incompréhensibles et en apparence très élevés pour des niveaux de revenus peu considérables : par exemple 28,26 % sur la tranche allant de 15 004 _ à 24 294 _; 37,38 % de 24 294 _ à 39 529 _, etc. et 48,09 % au-delà de 48 747 _(barème 2005). Ce tour de force est la conséquence du fait que ces taux s'appliquent en fait non pas au revenu réel, mais au «revenu imposable par part» : on commence par déduire de la plupart des revenus les abattements de 10 % et de 20 % (cela donne le revenu imposable), puis on divise par le nombre de parts (2,5 parts pour un couple avec un enfant, 4 parts avec trois enfants, etc.). En outre, les taux s'appliquent non pas à la totalité du revenu, mais seulement à la fraction comprise dans chaque tranche : c'est le système obscur du barème dit «en taux marginal», source d'incompréhensions. Combien de fois entend-on des contribuables s'inquiéter (à tort) du fait qu'ils vont bientôt «sauter une tranche», et par là même subir une perte nette de revenu disponible... Si l'on ajoute à cela l'invraisemblable accumulation de mécanismes de réductions d'impôt et de niches fiscales , on aboutit à un système illisible, où les citoyens sont incapables de se faire une idée simple de qui paie quoi. Résultat des courses : chacun considère qu'il fait les frais de ce système opaque (et suspecte son voisin de mieux tirer parti des dispositifs en vigueur), et l'IR est devenu l'objet de fantasmes polluant l'ensemble du débat fiscal français.
Pour sortir de ce marasme, il ne fait aucun doute qu'il faut supprimer les abattements de 10 % et de 20 % et les intégrer dans le barème tout en le simplifiant, comme l'envisage Villepin. Mais pour réconcilier les Français avec l'impôt sur le revenu, il ne suffira pas de «réduire le nombre de tranches de sept à quatre». Pour rendre l'IR enfin compréhensible, il apparaît nécessaire de sortir du système en taux marginal et d'exprimer le barème en termes de taux effectif directement applicable au revenu réel. Prenons l'exemple d'un couple avec un enfant gagnant 60 000_ par an. Son taux effectif est actuellement de 8 %, soit un peu moins de 5 000 _ d'impôt. C'est ce taux qui doit figurer dans le barème pour ce niveau de revenu, et aucun autre. Avec 130 000 _ de revenu annuel, le taux effectif est actuellement de 15 %, puis monte à 30 % pour 300 000 _, 40 % pour 1 000 000 _, et près de 50 % pour 5 000 000 _. Entre ces points, il suffit de tracer des lignes droites : par exemple, il suffit de dire que le taux effectif passe progressivement de 8 % à 15 % entre 60 000 _ et 130 000 _, soit 1 % en plus tous les 10 000 _. Si l'on exprime le barème de cette façon, chacun pourra se faire une idée de qui paie quoi et sera en mesure de constater qu'il faut atteindre des revenus de plusieurs centaines de milliers d'euros pour faire face à des taux effectifs de l'ordre de 25 % ou 30 %, contrairement à ce que le barème actuel laisse à penser.
Une telle réforme permettrait au débat démocratique de reprendre ses droits : certains jugeront que le taux effectif de 50 % appliqué aux revenus de 5 000 000 _ doit être abaissé à 40 %, d'autres que le taux de 8 % appliqué aux revenus de 60 000 _ doit être réduit à 7 %, et tous ces débats pourront être menés dans la transparence. Un tel système de barème exprimé directement en termes de taux effectif a déjà été appliqué dans plusieurs pays, et surtout il a été appliqué en France de 1936 à 1942. Introduit par le Front populaire dans un souci de transparence démocratique, il fut supprimé sous Vichy, au motif qu'il était «trop transparent» au profit des barèmes en tranches de taux marginaux, à tel point que l'on a pratiquement oublié qu'il existait une autre façon de procéder, nettement plus satisfaisante d'un point de vue civique. Pour un Premier ministre épris de lyrisme et qui a exprimé le souhait d'un IR enfin lisible par les citoyens, voici un précédent historique susceptible de donner un peu de sel à un exercice plutôt gris de réforme fiscale !
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.