Libération
Lundi 11 décembre 2000, page 7
«Economiques»
La fin des dividendes?
PIKETTY Thomas
Les dividendes sont-ils en voie de disparition? Telle est en tout cas la thèse défendue par un nombre croissant d'économistes. Selon certains, il s'agirait d'une des transformations les plus radicales apportées par la nouvelle économie. Traditionnellement, dans le capitalisme d'hier, il suffisait pour se maintenir aux sommets de la fortune de posséder un important portefeuille en actions et d'attendre tranquillement que les entreprises en question versent chaque année des dividendes confortables à leurs actionnaires. Rien de tel dans le nouveau capitalisme: dorénavant, seuls les entrepreneurs créatifs, les managers efficaces, ou encore les actionnaires suffisamment alertes et dynamiques pour repérer avant les autres les start-up prometteuses et empocher à temps des plus-values méritées, pourraient espérer s'enrichir. Aux vieux capitalistes sclérosés touchant leurs dividendes auraient succédé de nouvelles élites plus dynamiques et reposant sur de nouvelles formes de rémunération.
D'autres économistes, plus pragmatiques, ont cru voir dans la disparition des dividendes le signe que les grandes sociétés étaient enfin devenues fiscalement rationnelles. Il existe en effet deux façons de rémunérer un actionnaire: sous forme de dividendes, et sous forme de plus-values (grâce à la hausse des cours). Or les dividendes sont généralement taxés beaucoup plus lourdement que les plus-values. Dans ces conditions, pourquoi les entreprises, plutôt que de verser des dividendes, n'utiliseraient-elles pas le même argent pour racheter leurs propres actions, permettant ainsi à leurs actionnaires de réaliser des plus-values d'un montant équivalent? Selon cette interprétation, nettement plus modeste que la première, les dividendes seraient effectivement en voie de disparition, mais ce phénomène serait un artifice purement comptable, sans réelle signification économique ou sociologique.
Il y pourtant tout lieu d'être sceptique vis-à-vis de ces théories. En réalité, les statistiques américaines montrent clairement que la disparition annoncée n'a pas eu lieu: on constate que le volume global des dividendes (toutes entreprises confondues) a progressé pratiquement au même rythme que les profits au cours des années 1990. La part des profits dans le PIB ayant très peu changé, cela signifie aussi que la part des dividendes dans le revenu national est restée à peu près constante, y compris au cours des années les plus récentes. Pourtant, il est incontestable que le pourcentage des entreprises cotées en Bourse décidant de distribuer des dividendes au cours d'une année donnée a connu dans le même temps une baisse très significative, notamment aux Etats-Unis. Ce paradoxe apparent s'explique par l'apparition au sein des entreprises cotées d'un nombre important de sociétés qui n'ont jusqu'à présent jamais versé le moindre dividende, pour la bonne et simple raison qu'elles n'ont jamais réalisé le moindre profit. Ces entreprises sont effectivement issues de la nouvelle économie, et l'exemple le plus fameux est sans doute amazon.com, qui continue d'accumuler des pertes considérables en espérant que la vente de livres en ligne permettra à terme de dégager des profits supérieurs. Pour un temps, ces sociétés peuvent conforter l'illusion selon laquelle les dividendes auraient structurellement disparu. Mais, en réalité, elles n'ont rien changé à la façon dont les entreprises réalisant des bénéfices choisissent de distribuer leurs profits, et il est probable qu'elles se mettront elles-mêmes à verser des dividendes quand elles en auront les moyens. Selon toute vraisemblance, la fin des dividendes n'est pas pour demain.