Libération, no. 7595
REBONDS, lundi, 10 octobre 2005, p. 41
«Economiques»
Blocages allemands
PIKETTY Thomas
Quelle
que soit l'issue des négociations en cours sur la «grande coalition» CDU-SPD,
les élections allemandes du 18 septembre auront au moins eu le mérite de nous
informer précisément sur l'état de l'opinion en matière fiscale. En Allemagne,
et sans doute aussi en France et dans d'autres pays européens, les électeurs ne
sont pas prêts à accepter n'importe quoi au nom du pragmatisme et de la concurrence
fiscale européenne. Tous les sondages et études d'opinions le confirment à
loisir : alors qu'Angela Merkel
disposait de 20 points d'avance dans les sondages, c'est bien l'irruption dans
la campagne du juriste Paul Kirchoff et de ses
propositions radicales de réforme fiscale qui ont contribué de façon décisive à
faire chuter la CDU. De fait, sitôt les résultats connus, Merkel
s'est séparée de celui à qui elle entendait confier le ministère des Finances,
et qu'elle décrivait hier encore comme un «visionnaire». Ledit juriste a
annoncé qu'il retournait à sa chaire, et il est clair aujourd'hui que sa
réforme ne verra jamais le jour.
Que proposait exactement Kirchoff
? La mesure la plus spectaculaire consistait à instituer un impôt sur le revenu
avec seulement deux tranches : une à 0 % pour les revenus les plus faibles, et
une à 25 % pour la quasi-totalité des revenus. Il s'agissait donc en gros de
revenir aux impôts quasi proportionnels qui s'appliquaient au XIXe siècle, et
de tirer un trait sur la principale innovation du XXe siècle en matière fiscale
: la progressivité. Gerhard Schröder a eu beau jeu de stigmatiser ceux qui
entendaient «taxer au même taux le président de société et sa femme de ménage»,
message qui a été repris par le SPD à longueur de débats télévisés et qui a
visiblement porté. Manifestement, les Allemands
demeurent attachés à une certaine forme de progressivité fiscale et de
redistribution.
Aussi extrêmes qu'elles puissent paraître, il
est toutefois important de réaliser que les propositions de Kirchoff
constituent en quelque sorte le cadre naturel des débats fiscaux à venir en
Europe. En Allemagne, en France et un peu partout ailleurs, la logique
implacable de la concurrence fiscale a conduit au cours des vingt dernières
années à abaisser à environ 25-30 % le taux de l'impôt sur les bénéfices des
sociétés. Dans le même temps, la progressivité de l'impôt sur le revenu des
personnes a été fortement réduite, avec des taux supérieurs aux alentours de 40
% dans la plupart des grands pays. Ce n'est pas par hasard si Kirchoff en est arrivé à proposer en 2005 de passer à un
impôt quasi proportionnel avec un taux unique de l'ordre de 25 %. Il s'agit
d'une certaine façon de l'étape suivante d'une progression logique, et tous les
pays risquent d'y être confrontés (c'est déjà le cas en Europe de l'Est et aux
Etats-Unis). Le fait que les électeurs allemands se soient si nettement opposés
à cette nouvelle étape, à tel point qu'ils ont refusé de donner les pleins
pouvoirs à la CDU, en dépit de l'impopularité et de l'usure de Schröder (cinq
millions de chômeurs après sept années de gouvernement SPD-Verts),
est riche d'implications pour l'avenir fiscal de l'Europe. Ce rejet annonce
peut-être une pause durable dans le processus de course-poursuite à la baisse engagée
il y a vingt ans. En particulier, en France, où la réforme annoncée par
l'actuel gouvernement va conduire à un taux supérieur réduit à environ 40 % en
2007, il est fort possible qu'un candidat envisageant d'aller nettement plus
loin dans cette direction et proposant une nouvelle baisse importante de la
progressivité fiscale pour la législature 2007-2012 suscite la même réaction de
rejet qu'en Allemagne.
En dépit de cet enseignement intéressant, il
reste que les élections du 18 septembre débouchent sur un gouvernement instable
doté d'un mandat et d'une légitimité politique ambiguë. Sur les sujets majeurs
comme la réforme des retraites, celle de l'assurance maladie, de l'enseignement
supérieur, il est probable que la grande coalition se retrouve moins à même
d'avancer sereinement que ne l'auraient fait des gouvernements monocolores sous
direction SPD ou CDU. Le sentiment de gâchis est d'autant plus net que ces
élections ratées viennent après celles de 2002, où Schröder l'avait emporté in
extremis en mettant en avant son activisme face aux inondations en Allemagne de
l'Est et son opposition à la guerre en Irak, et non pas en annonçant les
réformes douloureuses de la protection sociale qu'il s'apprêtait à mener, d'où
les blocages des trois dernières années et finalement la dissolution de 2005.
Certains incriminent déjà le système électoral allemand, qui ne serait plus
adapté au paysage politique diversifié issu de l'unification (avec l'irruption
de l'extrême gauche et dans une moindre mesure de l'extrême droite), et notent
qu'avec un système de type majoritaire une coalition CDU-FDP attirant 45 % des
suffrages (contre 42 % pour SPD-Verts) aurait
largement obtenu la majorité des sièges. L'argument touche en partie juste,
mais oublie qu'avec un autre système les électeurs auraient sans doute voté
différemment : ils souhaitaient délivrer un résultat ambigu et l'auraient
probablement fait en tout état de cause.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.