Libération
Lundi 10 mai 1999, page 6
REBONDS
Economiques. Allègre et l'Amérique.
PIKETTY Thomas
Les anti-Allègre reprochent souvent au ministre de l'Education nationale de chercher à imposer en France un modèle américain fondé sur le marché et l'exclusion des pauvres du système éducatif. Il faut se méfier de ce type d'accusation: la dénonciation systématique de l'Amérique n'a jamais suffi à définir un discours progressiste et peut même souvent entraver toute réflexion.
Cependant, Allègre prête le flanc à cette critique en concentrant ses velléités réformatrices sur le primaire et le secondaire, soit la partie du système éducatif français qui fonctionne sans doute le moins mal. L'enseignement supérieur mériterait de façon autrement plus urgente des réformes de fond.
Le principe d'une définition nationale et uniforme des diplômes, du contenu des enseignements et des critères de recrutement des enseignants peut tout à fait se concevoir pour ce qui est de l'acquisition commune des connaissances de base dans le primaire et le secondaire. Mais les résultats sont désastreux lorsqu'il s'agit de permettre à de jeunes adultes de choisir les formations et les savoirs qui leur permettront de s'épanouir au XXIe siècle.
L'enseignement supérieur a besoin de liberté, de diversité, de formations innovantes, que seuls les enseignants et les étudiants au niveau de chaque établissement sont à même de formuler et d'expérimenter. Aujourd'hui, plus de la moitié des jeunes inscrits en première année de Deug sortent de l'université sans aucun diplôme. Croit-on que ce gâchis monumental s'explique par la légèreté des jeunes étudiants français, ou bien plutôt par le fait que les formations qui leur sont proposées sont trop souvent standardisées, inadaptées, démotivantes pour eux comme pour leurs enseignants, si bien qu'ils ont l'impression d'entrer en Deug comme on entre à l'usine? Tout étudiant ou universitaire qui a passé quelques mois sur un campus américain sait le dynamisme que seules la décentralisation et l'autonomie financière des universités peuvent apporter. Et, contrairement à une idée répandue, le système français ne permet même pas d'obtenir une meilleure égalité des chances. Dans une étude récente, Dominique Goux et Eric Maurin, chercheurs à l'Insee, ont confirmé ce que toutes les comparaisons des taux de mobilité sociale ont toujours trouvé: les jeunes Français issus de milieux modestes n'ont pas plus de chances que leurs homologues américains d'obtenir un diplôme aussi élevé que les jeunes issus de milieux favorisés. Autrement dit, le poids des droits d'inscription aux Etats-Unis est largement compensé par le fait que le système français offre des moyens bien supérieurs aux jeunes que les parents ont su orienter vers les classes préparatoires et les grandes écoles, pendant que les jeunes moins favorisés vont massivement s'entasser dans les Deug.
Faut-il pour autant importer le modèle américain? Evidemment non: il faut faire mieux que les Etats-Unis, en s'inspirant de ce qui marche là-bas et en rejetant ce qui ne marche pas. Par exemple, une façon de concilier le dynamisme que procure l'autonomie financière des universités et l'égalité d'accès à l'enseignement supérieur consisterait à distribuer des "chèques éducation", que les étudiants utiliseraient librement pour payer les frais d'inscription de l'université de leur choix, et que les établissements choisis utiliseraient librement pour développer leurs projets éducatifs. Un tel système ne serait que l'application à l'enseignement supérieur des principes de l'assurance maladie à la française (les médecins, mis en concurrence, tentent de convaincre le maximum de patients de dépenser leurs "chèques maladie" chez eux), qui fonctionne mieux que le système britannique, où les médecins sont des quasi-fonctionnaires. Les étudiants sont-ils moins capables de juger de la qualité des formations que les patients de la qualité des soins?
Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.