Libération, n° 7355
REBONDS, lundi 10 janvier 2005, p. 37
«Economiques»
Un mauvais choix pour la recherche
PIKETTY Thomas
Les
voeux présidentiels aux forces vives, mardi dernier, viennent de nous le
rappeler : l'avenir de la recherche est le grand sujet du moment. En reprenant
immédiatement les conclusions du rapport Beffa
(président de Saint-Gobain), Jacques Chirac entend montrer que 2005 sera placée
sous le signe de la modernisation de notre système de recherche et que personne
d'autre que lui ne se préoccupe davantage du retard européen dans ce domaine.
Il a ainsi d'annoncé la création «d'ici à quatre mois» d'une Agence de
l'innovation industrielle (AII), dotée, dès cette année, de 500 millions
d'euros (et sur trois ans «d'au moins 2 milliards d'euros», soit
l'équivalent de 20 % du budget de l'enseignement supérieur), et destinée à
financer des programmes technologiques innovants rassemblant sous la houlette
d'une grande entreprise des PME et des centres de recherches publics.
Le
constat qui fonde le rapport est effrayant et mérite que l'on s'en préoccupe.
Les investissements européens en recherche et développement sont équivalents
aux investissements américains dans les secteurs traditionnels (chimie,
automobile, etc.) ou dans ceux faisant l'objet de grands programmes publics
(aérospatiale), mais ils sont plus de dix fois plus faibles dans les nouvelles
technologies (biotechnologies, informatique, etc.). L'objectif de la nouvelle
agence sera donc de repérer les Ariane et les Airbus de demain, et d'investir
massivement dans ces programmes. L'hypothèse de base est que l'impulsion
publique est nécessaire pour permettre aux acteurs privés de prendre des
risques de très long terme, ce qui en théorie peut d'autant plus se justifier
que plusieurs des projets envisagés (voiture propre, énergies renouvelables...)
ont une valeur que les marchés ne peuvent internaliser complètement, et que les
innovations technologiques majeures ont souvent des retombées et des effets
d'entraînement dans des domaines imprévus.
Avant
de saluer la naissance d'une nouvelle forme de politique industrielle, un vrai
débat s'impose. Tout d'abord, on ne peut qu'être frappé par la vision
industrialiste qui anime le projet, en particulier par le rôle pivot accordé
aux très grandes entreprises. Ce qui peut surprendre, dans la mesure où ces
dernières ont souvent plus d'argent qu'elles ne savent en dépenser, et que les
contraintes sur le marché du crédit touchent plus fortement les nouvelles
entreprises de petite taille, dont le dynamisme et le taux de survie sont
notoirement insuffisants en Europe. Le projet repose également sur un acte de
foi, à savoir la capacité des experts de la future agence à indiquer au reste
du pays quels grands projets technologiques innovants doivent être poursuivis
pour les dix ou quinze années suivantes. Dans le scénario le plus pessimiste,
le projet peut facilement tourner au cauchemar soviéto-pompidolien,
à l'image du «plan calcul» et autres désastres des années 70, et avec en prime
de gros effets d'aubaine pour quelques grandes entreprises.
Plus
fondamentalement, et compte tenu du fait que les budgets publics ne sont pas
illimités par les temps qui courent, cette façon d'envisager la modernisation
de la recherche s'oppose largement à une stratégie fondée sur le renforcement
des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, et joue plutôt la
carte d'une atomisation des structures (avec de grandes entreprises mettant en
réseau des équipes spécifiques pour un projet et une durée déterminés). C'est
d'autant plus regrettable qu'au-delà des querelles compréhensibles mais
contre-productives entre les différents types d'établissements (universités,
écoles, organismes...), tous les acteurs universitaires s'accordent à penser
que l'avenir passe par la constitution d'établissements autonomes et
responsables, susceptibles de développer la crédibilité et l'efficacité nécessaires
pour attirer les financements publics et privés dont ils ont tant besoin pour
sortir de la misère collective actuelle. De grandes universités comme Harvard,
Princeton ou le MIT ont bâti une identité et une réputation qui leur permet
d'établir une relation de confiance avec les financeurs publics et privés. Par
exemple, un bailleur de fonds qui investit dans ces universités sait que
l'argent ne sera pas utilisé pour faire des recrutements localistes
et scientifiquement douteux, ou bien pour soutenir des programmes de recherche
inexistants ou dépassés. En retour, les enseignants chercheurs de ces
établissements savent que cette réputation collective est leur bien le plus
précieux et que leurs ressources en dépendent, si bien qu'ils refusent les
compromissions qui risqueraient d'y porter atteinte. De même que pour les
entreprises privées, ce processus de constitution d'une marque peut prendre de
nombreuses années, voire plusieurs décennies, et il ne peut se faire qu'au
niveau d'établissements autonomes et renforcés. Un retard immense a été pris en
France dans ce domaine (la plupart des universités ont une identité floue et
une réputation douteuse), et c'est là le premier frein au développement des
indispensables investissements privés dans l'enseignement supérieur et la
recherche. Sans doute davantage que l'absence d'une AII.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.