Libération
Lundi 9 septembre 2002, page 6
«Economiques»
De Paul Reynaud à François Fillon
PIKETTY Thomas
Le décret sur les
heures supplémentaires présenté vendredi par François Fillon vise à permettre
aux salariés et aux entreprises de travailler 39 heures, sans pour autant
remettre en cause l'abaissement à 35 heures de la durée légale du travail
décidée par le gouvernement Jospin. Il fait irrésistiblement penser aux fameux
décrets Reynaud de novembre 1938, qui, en autorisant les heures
supplémentaires, avaient enterré les 40 heures mises en place, en 1936, par le
gouvernement Blum. Paul Reynaud, ministre des Finances centre droit du cabinet
Daladier en 1938-1939, avait longuement expliqué à la radio que la France ne
pouvait travailler moins si elle voulait se redresser et consommer plus. Les
décrets Reynaud sont à l'origine du régime moderne des heures supplémentaires
(avec prime de 25 %, repos compensateur, etc.) encore en vigueur aujourd'hui.
C'est dans ce cadre que la durée hebdomadaire légale du travail est restée
égale à 40 heures de 1936 à 1982 (date à laquelle elle passa à 39 heures),
alors que la durée effective moyenne est lentement passée d'environ 45 heures à
l'issue de la guerre et dans les années 1950 à environ 40 heures à la fin des
années 1970, au fur et à mesure que le volume d'heures supplémentaires
diminuait.
De fait, dans
l'après-guerre, la diminution des heures supplémentaires ne faisait pas partie des
revendications prioritaires des syndicats, qui portaient principalement sur les
salaires et le pouvoir d'achat. Ces derniers exprimaient sans doute les
aspirations majoritaires des salariés et la fringale de consommation qui les
animait, après la stagnation et les privations des années 1914-1945. Ce n'est
qu'après plusieurs décennies de forte croissance du pouvoir d'achat, à la fin
des années 1960, que la réduction du temps de travail est revenue sur le devant
de la scène.
Est-ce à dire que les
décrets Fillon auront la même postérité que les décrets Reynaud, et qu'il
faudra un demi-siècle pour que la durée effective passe de 39 heures à 35
heures ? Sans doute pas, car les contextes sont différents. Aujourd'hui, il
existe dans d'importants segments de la population une forte demande de
réduction du temps de travail. Surtout, une différence essentielle entre les
deux épisodes est que les 40 heures avaient à peine eu le temps de s'appliquer
entre 1936 et 1938, alors que les 35 heures sont une réalité pour une majorité
de salariés. Les entreprises ont eu quatre ans pour les mettre en place,
fortement encouragées par de puissants dispositifs d'incitations financières
(qui n'existaient pas en 1936). Beaucoup de ces changements sont sans doute
irréversibles.
On aurait tort
cependant d'oublier que l'arrêt de la réduction du temps de travail dans les
années 1980-1990 s'explique largement par la stagnation du pouvoir d'achat. Une
grosse minorité de salariés, notamment modestes, trouvera dans le nouveau
régime des heures supplémentaires les opportunités de revenu en hausse auquel
ils aspirent. De nombreuses entreprises refusaient de leur proposer ces heures
supplémentaires, de peur de perdre les bénéfices des allègements de charges.
Désormais, ces allègements seront indépendants du temps de travail, et certains
salariés non demandeurs risquent de se voir imposer des heures supplémentaires.
Le défi est de trouver des systèmes d'incitation et de prise de décision dans
les entreprises qui permettent à ces aspirations contradictoires de s'exprimer.
On en est loin.
Thomas Piketty est directeur d’études à
l’EHESS.