Libération, n° 7385
REBONDS, lundi 7 février 2005, p. 37
«Economiques»
Quotas, la mauvaise pioche
PIKETTY Thomas
Le
débat sur les quotas relancé par Nicolas Sarkozy suscite des réactions aussi
variées que contradictoires. Certains y voient un moyen de rompre avec le dogme
absurde de l'immigration zéro, et de poser sur la place publique le fait qu'un
pays comme la France a toujours besoin d'un flux régulier de migrants, pour des
raisons aussi bien humanitaires qu'économiques, et démocratiquement débattues.
D'autres dénoncent au contraire le risque de voir s'instaurer un tri sélectif
drastique des immigrés les mieux formés ou aux origines nationales les plus
désirables, avec pour conséquence un brain
drain néfaste pour les pays pauvres et un renoncement aux valeurs de
justice et de solidarité, au seul bénéfice des agents recruteurs des
entreprises et des racistes de tout poil.
Disons-le
d'emblée : les quotas constituent probablement un des plus mauvais systèmes de
régulation de l'immigration, et il est paradoxal de voir de telles propositions
resurgir alors que tous les spécialistes (George Borjas
aux Etats-Unis, Patrick Weil en France...) ont montré à quel point il
fonctionnait mal aux Etats-Unis.
Une
des ambiguïtés du débat tient aux références souvent imprécises au cas
américain, qui comme toujours sert alternativement de modèle et de repoussoir,
sans que l'on se préoccupe de savoir ce qu'il est réellement. Par exemple, les
quotas seront-ils définis sur la base de l'origine nationale (par pays ou zone
géographique) ou bien en utilisant des catégories fonctionnelles correspondant
aux types d'immigration (regroupement familial, travail, réfugiés, etc.) ? Sur
ce point, rappelons que les quotas définis sur une base nationale n'existent
quasiment plus aux Etats-Unis depuis la loi de 1965, qui leur a substitué un
système fondé sur des catégories fonctionnelles. Sur les 850 000 immigrants
légaux entrés aux Etats-Unis en 2000, 350 000 relèvent ainsi du régime des
conjoints et parents proches, 260 000 des autres catégories de regroupement
familial, 110 000 de l'immigration de travail (dont 40 000 pour la procédure
spéciale destinée aux travailleurs très qualifiés), 70 000 sont des réfugiés
politiques, et 50 000 seulement (6 % du total) relèvent de la procédure visant
à promouvoir la «diversité» des origines nationales représentées
outre-Atlantique, avec les fameux systèmes de loterie.
On
imagine mal la France mettre en place un système de quotas nationaux abandonné
aux Etats-Unis il y a quarante ans. En pratique, les catégories fonctionnelles
peuvent toutefois se recouper largement avec les catégories nationales (les
«réfugiés» viennent plus souvent d'Afrique et moins souvent de l'OCDE que les
«travailleurs très qualifiés»...), et on peut suspecter Sarkozy ou ses
successeurs, une fois le système mis en place, de jouer sur le niveau des
différents quotas pour obtenir le racial mix
le plus en accord avec l'opinion publique. Les risques de manipulation
démagogique d'un tel système sont d'autant plus grands que les chiffresen jeu sont difficiles à appréhender
. S'imaginer que l'on peut faire voter sans risque les Français ou leurs
députés sur le nombre de réfugiés ou de regroupement
familiaux relève d'une certaine forme d'illusion démocratique.
L'autre
danger est au contraire la sclérose et l'hyperrigidité.
Les quotas constituent un objet politique tellement intimidant qu'il est très
tentant, une fois les différents contingents fixés, de ne plus y toucher
pendant des dizaines d'années. Aux Etats-Unis, les contingents n'ont pas été
modifiés depuis la loi de 1990. Bien qu'ils soient sans cesse transgressés , le sujet est tellement explosif qu'il est
quasiment impossible de réunir une majorité au Congrès pour revoir les chiffres
fixés en 1990. Les loteries, qui attirent chaque année 11 millions de candidats
dans le monde (pour 50 000 places), ont quant à elles fortement contribué à
nourrir les frustrations et les filières clandestines.
L'autre forme de rigidité introduite par les quotas
est qu'il est impossible pour un gouvernement de prévoir précisément les
qualifications pour lesquelles des besoins de main-d'oeuvre se feront sentir et
les flux correspondants, comme le montre l'échec du quota de 20 000
informaticiens étrangers institué en Allemagne en 2000. Un exemple bien plus
souple et réactif d'intervention est l'arrêté Aubry de 1998 simplifiant les
procédures suivies par un employeur souhaitant embaucher un salarié étranger.
Le principe général selon lequel l'employeur doit apporter la preuve que le
poste ne peut être rempli par aucun chômeur inscrit à l'ANPE est en effet
appliqué de façon drastique en France, ce qui contribue à faire fuir vers d'autres
cieux nombre de salariés qualifiés, originaires de l'OCDE ou du Sud. Cette
mesure parmi d'autres a contribué à l'ouverture migratoire réelle menée sans
tambour ni trompette, en France, de 1997 à 2001. Il suffit de se rappeler que
l'arrêté Aubry a été abrogé en 2003 par Sarkozy pour mesurer les véritables
intentions du président de l'UMP, et la candeur qu'il
y aurait à tomber dans son piège.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.