Libération, no.
7619
REBONDS, lundi, 7 novembre 2005, p. 41
«Economiques»
Un congrès du PS qui élude les
questions qui fâchent
PIKETTY Thomas
Contrairement
à une idée largement répandue, les motions soumises au vote des militants
socialistes cette semaine ne sont pas des documents vides de sens. Par-delà les
formules creuses et la phraséologie soporifique propre à ce type de prose, on y
trouve même quelques propositions de première importance, enfouies il est vrai
au milieu de plusieurs dizaines de pages insipides.
Plusieurs motions proposent par exemple de
consacrer enfin de réels moyens supplémentaires aux zones d'éducation
prioritaire (Zep). La motion Hollande reconnaît
explicitement que la création des Zep n'a en réalité
jamais donné lieu à un véritable ciblage des moyens en faveur de ces écoles, et
va même jusqu'à formuler un objectif chiffré : «15 élèves par classe en Zep». Les quelques lignes consacrées à ce sujet ne
constituent pas encore un engagement en bonne et due forme, mais on s'en
approche.
Plusieurs motions proposent également la mise
en place d'un grand impôt progressif, résultant de la «fusion entre l'IR (impôt sur le revenu) et la CSG (contribution sociale
généralisée)». Il s'agit là d'un vrai débat. On connaît les arguments contre,
et ils méritent d'être pris au sérieux : pour l'essentiel, la CSG est
aujourd'hui un prélèvement affecté à l'assurance maladie, et les partenaires
sociaux verront d'un mauvais oeil une réforme qui risquerait de noyer l'argent
de la Sécu au sein de recettes plus vastes. En même temps, si la logique actuelle
de prélèvement affecté permet de sanctuariser l'assurance maladie (aucun
gouvernement ne peut réduire le taux de la CSG, sauf à expliquer comment il va
réduire les dépenses santé), elle a également pour conséquence de laisser à l'IR un vaste lot de dépenses indistinctes à financer, d'où
la tentation permanente des gouvernements successifs (y compris socialistes) de
l'alléger. S'il est méritoire d'ouvrir ce débat complexe, qui met en jeu
l'architecture globale de l'intervention de l'Etat et son articulation avec la
protection sociale, on peut cependant douter que les quelques paragraphes que
lui consacrent les motions soient de nature à le trancher. De même que la
proposition d'étendre l'assiette des cotisations patronales à la valeur
ajoutée, de nouveau formulée dans une belle unanimité, l'idée de la fusion
IR-CSG avait également été évoquée avant 1997, et rien ne s'était produit.
Quant à l'idée selon laquelle la fusion IR-CSG permettrait d'alléger
suffisamment l'imposition des bas salaires que l'on pourrait alors «supprimer
la prime pour l'emploi» (PPE, pourtant créée par la gauche en 2000), elle est
exprimée un peu trop vite pour que l'on puisse la prendre totalement au
sérieux.
Plus généralement, le point commun de toutes
les motions est qu'elles prennent soin de ne jamais évoquer les questions qui
fâchent. Tous les grands sujets difficiles, qui exigeront des arbitrages
douloureux au cours d'une éventuelle législature socialiste 2007-2012, sont
soigneusement laissés dans l'ombre : avenir des retraites, réforme de
l'enseignement supérieur et de la recherche, modernisation des services
publics, régulation des dépenses de santé, etc. On se contente par exemple
d'annoncer l'abrogation de la loi Fillon, alors que tout le monde sait bien que
cette loi ne suffira même pas à garantir l'équilibre des retraites. On évoque
un nouveau plan «universités 2010», en feignant d'ignorer que la nécessaire
augmentation des moyens doit impérativement s'accompagner de réformes de
structures.
La raison de ce mutisme est simple : le PS est
depuis trois ans dans une phase où aucun leader ne peut se permettre de prendre
une position un tant soit peu précise sur les sujets qui fâchent, de peur de se
faire canarder le lendemain matin sur les ondes et dans la presse par ses
petits camarades présidentiables. Et cela durera jusqu'à la désignation du
candidat fin 2006, ce qui laissera bien peu de temps pour préparer un programme
digne de ce nom. Ce sont les règles de gouvernance du PS qui sont responsables
de ce gâchis collectif : dans de nombreux pays, une défaite électorale donne
immédiatement lieu au choix transparent d'un nouveau leader, qui dispose
ensuite de toute la légitimité nécessaire pour préparer les élections
suivantes. Le chef du Parti Tory Michael Howard a démissionné sitôt après sa
défaite face à Blair en mai 2005, et une procédure a immédiatement été lancée
pour départager les sept candidats déclarés à sa succession (vote des députés
du parti pour choisir les deux candidats soumis au vote des militants). Le
vainqueur a toutes les chances d'être quadragénaire, de même que Blair quand il
avait remporté une procédure similaire en 1994 pour devenir le leader du Labour
Party. La procédure exacte retenue peut être
discutée, mais le point important est que le leader ainsi choisi ne peut plus
être contesté et peut enfin se consacrer aux choses importantes.
Au PS, on a fait le pari qu'en parlant du
projet avant les questions de personnes on pourrait dépasser ces dernières, et
bien évidemment c'est le contraire qui s'est produit. Il n'est pas trop tôt
pour réfléchir dès maintenant sur la procédure qui s'appliquera après une
éventuelle défaite en 2007, afin qu'un candidat battu et néanmoins tenace ne
fasse pas revivre en 2007-2012 le climat délétère qu'aura connu le PS en
2002-2007.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.