Libération, n° 6811
REBONDS, lundi 7 avril 2003, p. 7
«Economiques»
Le retour de la course aux armements
PIKETTY Thomas
Un nouveau consensus est en passe de voir le
jour en France : à droite, mais aussi à gauche, la hausse des dépenses
militaires est de plus en plus souvent présentée comme une nécessité incontournable.
Après la courte parenthèse de l’après guerre froide, il nous faudrait
aujourd’hui entrer dans une nouvelle course aux armements, non plus entre les
Etats-Unis et l’Union Soviétique, mais entre l’Europe et les Etats-Unis. Cette
nécessité s’imposerait non seulement pour permettre à l’Europe de tenir son
rang sur la scène internationale, mais également pour préserver nos chances
dans la compétition technologique et économique avec l’Amérique. Est-ce bien sür ?
En 2002, les dépenses militaires atteignaient 2%
du PIB dans l’Europe des 15 (2,5% en France et au Royaume-Uni, 1,5% en
Allemagne et en Espagne), contre 3,3% aux Etats-Unis. Cet écart s’est élargi
ces dernières années, et va s’accroître de nouveau en 2003, mais il reste
sensiblement plus faible que ce qu’il était avant la chute du Mur : dans
les années 1980, le budget de la défense représentait 6% du revenu national
américain, contre à peine plus de 3% en Europe. En réalité, les Européens ont
moins réduit leurs dépenses militaires que les Etats-Unis depuis 1989.
Surtout, il est important de réaliser l’ampleur
des sacrifices qu’exigerait un rattrapage intégral sur le niveau américain.
Pour fixer les idées, on peut rappeler que les recettes de l’impôt sur le
revenu représentent actuellement moins de 3,5% du PIB en France. Une hausse de
1,5 points de PIB du budget de la défense équivaudrait à une augmentation de
plus de 40% de l’impôt sur le revenu payé par chaque ménage! Ce qui est
d’autant moins réaliste que les pays développés sont également pris dans une
autre course-poursuite, celle du moins-disant fiscal. L’impôt sur le revenu
rapportait plus de 4,5% du PIB au début des années 1990 (et près de 5% 10 ans
plus tôt). Les baisses successives du barème survenues depuis 10 ans ont ainsi
fait perdre plus d’un point de revenu national à l’Etat.
Dans un tel contexte, dégager des marges de
manœuvres importantes pour l’armée entraînera inévitablement des coupes sombres
dans les autres dépenses, dont certaines ont un impact nettement plus direct
sur la compétitivité. Seule une petite fraction des dépenses militaires
bénéficie directement à la recherche fondamentale, surtout dans un pays comme
la France, où 60% du budget de la défense est absorbé par les dépenses de
personnel, contre 35% aux Etats-Unis et au Royaume-Uni (la France compte près
de 2 fois plus de soldats que la Grande Bretagne !). Le relâchement de la
rigueur budgétaire dans le domaine militaire risque surtout de servir d’excuse
pour ne pas fermer les bases et les casernes qui doivent l’être. Il serait probablement
plus efficace de s’attaquer directement au déficit européen en matière de
formation et de recherche.
En particulier, on oublie trop souvent que la
totalité des dépenses consacrées à l’enseignement supérieur (Etat,
collectivités locales et ménages réunis) ne représente qu’à peine 1,2% du PIB
européen (1% en France et en Allemagne, 1,7% en Suède), contre 2,5% aux
Etats-Unis. Si l’Europe parvenait à mobiliser 1,5 points de revenu national pour
mener la bataille de la compétitivité avec les Etats-Unis et pour assurer le
rayonnement de son modèle de développement dans le monde, elle ferait sans
doute mieux de consacrer cette somme à son enseignement supérieur et à sa
recherche plutôt qu’à son armée.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.