Libération, no.
7643
REBONDS, lundi, 5 décembre 2005, p. 36
«Economiques»
ZEP: la discrimination positive à
la française
PIKETTY Thomas
En
quelques semaines, la flambée de violence dans les banlieues a remis le débat
sur les zones d'éducation prioritaire (Zep) au centre
de l'actualité. Pour certains, la cause est entendue : il est grand temps de
prononcer le «dépôt de bilan» des Zep. Cette
expression, propre à satisfaire tous ceux qui considèrent que l'on a déjà trop
donné aux quartiers défavorisés, est d'autant plus malheureuse que le ministre
de l'Intérieur a apparemment voulu dire dans le même discours que la faiblesse
des moyens alloués aux Zep expliquait leur échec.
De fait, le problème posé par les Zep n'est pas leur existence, mais bien plutôt leur
non-existence. Plus de vingt ans après leur création, la vérité est que les
écoles classées en Zep n'ont jamais véritablement
bénéficié de ressources supplémentaires. En primaire, la taille des classes en Zep est inférieure d'à peine plus d'un élève à ce qu'elle
est hors Zep, et cet écart est encore plus faible
dans les petites classes. A partir des fichiers du dernier panel d'élèves
d'écoles primaires collecté par le ministère, on constate par exemple que la
taille moyenne des classes de CP est de 21,7 en Zep
(13 % des élèves), contre 22,4 hors Zep (87 % des
élèves), pour une moyenne générale de 22,3. Dans le même temps, l'écart moyen
enregistré au niveau des tests de compétence à l'entrée en CP est considérable
entre les territoires Zep et non-Zep,
de l'ordre de 10 points, soit sensiblement le même écart que celui séparant les
deux extrémités de la pyramide sociale, les enfants de cadres supérieurs et
ceux d'ouvriers.
Ces chiffres disent d'ailleurs assez
clairement l'ampleur de la ségrégation territoriale en France, et montrent que
la procédure de classement en Zep, malgré toutes ses
imperfections, permet bien d'identifier des zones effectivement défavorisées.
Mais comment peut-on espérer corriger de tels handicaps initiaux avec 0,7 élève
de moins par classe ? Si l'on ajoute à cela que les enseignants en Zep sont souvent moins expérimentés, plus précaires, etc.
et que le simple fait de classer en Zep a souvent
pour effet de stigmatiser une école et de faire fuir nombre de parents (surtout
si aucun moyen réel ne vient compenser l'annonce du classement), difficile de
s'étonner de l'échec des Zep.
Face à une telle situation, on peut avoir
recours à plusieurs stratégies complémentaires. L'une consiste à développer
pour les lycéens issus de Zep des dispositifs
d'admission préférentielle dans les filières sélectives du supérieur, à la
façon de ce que fait Sciences-Po depuis quelques
années, ou de la classe préparatoire réservée aux lycéens de Zep qui ouvrira à Henri-IV à la
rentrée 2006. De tels dispositifs s'apparentent aux mécanismes de
discrimination positive appliquée depuis longtemps à l'entrée des universités
américaines, à la différence notable près que les catégories bénéficiant d'une
admission préférentielle sont ici définies sur une base territoriale et non
ethnique. Ils susciteront les mêmes débats qu'outre-Atlantique
: ces politiques permettent de donner une chance à des jeunes découragés et qui
n'auraient jamais osé candidater dans ces filières,
mais dans le même temps ceux qui auraient pu être admis de toute façon risquent
de souffrir du regard qui sera porté sur eux à la suite de leur admission
«truquée». En l'espèce, il est probable que les effets positifs l'emportent, et
augmenter le nombre de lycéens de Zep suivant avec
succès ces filières élitistes (actuellement infinitésimal) pourrait avoir un
impact psychologique important. Mais si de tels dispositifs étaient étendus à
des effectifs autres que symboliques et devaient être généralisés à l'ensemble
des grandes écoles et universités, ces débats ressurgiraient.
Surtout, cette stratégie seule ne permet pas
de corriger les retards scolaires déjà considérables accumulés à l'adolescence.
Il faut pour cela agir à un âge beaucoup plus jeune, dès les premières classes
du primaire, où se forment des inégalités durables. D'après les dernières
estimations disponibles à partir du panel du ministère, réduire la taille des
classes à 18 élèves en CP et CE1 en Zep permettrait
de réduire de près de 40 % les écarts aux tests de compétence à l'entrée en CE2
entre Zep et non-Zep.
Aucune étude ne peut dire quel serait l'impact à l'âge
adulte, mais tout laisse à penser qu'il pourrait être du même ordre. Que l'on
ne s'y trompe pas : une telle politique représenterait des redéploiements
considérables de moyens. Si l'on souhaitait la mettre en oeuvre à moyens
constants (le primaire est globalement bien doté en France), elle entraînerait
une légère hausse des effectifs hors Zep, sans impact
réel sur les enfants concernés, mais qui ferait bondir les parents en question.
Surtout, elle exigerait une refonte complète des procédures d'affectation de
moyens actuellement appliquées par l'administration. Plus difficile à mettre en
oeuvre, une telle politique aurait pourtant le mérite de dessiner une forme de
discrimination positive à la française, fondée sur l'allocation de réels moyens
supplémentaires aux territoires qui font face aux plus lourds handicaps, et non
pas sur la seule logique de l'admission préférentielle.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.