Libération
Lundi 5 avril 1999, page 8

REBONDS
Economiques. Lafontaine, le keynésien?

PIKETTY Thomas

Le départ de Lafontaine marque-t-il la défaite de la pensée keynésienne en Allemagne? La question mérite d'autant plus d'être posée que l'on a parfois tendance à qualifier de "keynésienne" toute politique volontariste s'opposant à la logique du marché pur, sans se préoccuper de savoir en quoi consistent exactement les politiques en question. Si la souplesse budgétaire et monétaire réclamée par Lafontaine peut être qualifiée de keynésienne (au moins superficiellement), il n'en va pas de même lorsqu'il propose d'augmenter les salaires pour relancer la consommation. Keynes n'a jamais écrit qu'augmenter le coût du travail était la bonne façon de faire face à une situation de chômage de masse. Au contraire: il comptait sur la création monétaire et l'inflation pour faire baisser les salaires réels et relancer ainsi les capacités d'embauche des entreprises. De façon générale, l'inflation permettait de remettre en cause toutes les positions acquises, et notamment de diminuer la valeur des créances sur l'Etat et les entreprises accumulées par les rentiers. Ce qui redonnait ainsi des marges de manoeuvre à l'Etat. Après un siècle de stabilité monétaire (1815-1914), dans un contexte où la plupart des hommes politiques exigeaient le respect de la "parole sacrée" donnée à ceux qui avaient prêté à l'Etat pour financer la guerre, cette "redistribution par l'inflation" proposée par Keynes était d'ailleurs autrement plus révolutionnaire que l'idée de relance par les salaires, qui n'avait évidemment pas attendu quelque économiste que ce soit pour faire partie de l'argumentaire syndical traditionnel.

Si l'on ne comprend pas cette nature profonde de la "révolution keynésienne", on s'interdit par exemple de comprendre pourquoi la dévaluation de 1936, mesure keynésienne par excellence, et seule mesure du Front populaire dont tout le monde s'accorde à penser qu'elle a eu des effets positifs sur l'activité, a dû faire face à l'opposition virulente du PCF et de la CGT. Ils savaient bien qu'elle se traduirait par de l'inflation et donc des baisses de salaire réel.

Révolutionnaire dans l'entre-deux-guerres, l'inflation est devenue ringarde dans les années quatre-vingt-dix (la "stagflation" des années soixante-dix a en effet démontré qu'elle ne suffisait pas, en soi, à éviter la stagnation et la montée du chômage). Autrement dit, de même que pour les déficits, tout dépend de ce que l'on fait de l'inflation et des marges de manoeuvre qu'elle procure. Si l'on utilise l'emprunt et la création monétaire pour financer des mesures fortes pour lutter contre le chômage, alors ces libertés peuvent à nouveau devenir utiles. Olivier Blanchard et Jean-Paul Fitoussi ont sans doute raison de dire que le seul moyen réaliste de financer une baisse massive des charges sociales pesant sur le travail peu qualifié est de recourir à l'emprunt et de tolérer un léger retour de l'inflation. Ces propositions authentiquement keynésiennes n'ont pas grand chose à voir avec l'idée de relance des salaires défendue par Lafontaine. Comme l'a d'ailleurs fort bien expliqué récemment Daniel Cohn-Bendit, la véritable justification de cette relance des salaires n'est pas la lutte contre le chômage: elle ne peut se comprendre que si l'on a conscience de l'effort fiscal considérable demandé depuis 1991 aux salariés ouest-allemands pour financer la réunification, effort autrement plus important que ce qu'aucun pays européen n'a jamais fait pour lutter contre le chômage. Malheureusement, cette orientation traduit peut-être également un attachement fort au modèle industrialiste allemand à hauts salaires et un refus anachronique de la société de services. Et de ce point de vue, il n'est pas certain que le départ de Lafontaine marque une rupture majeure.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.