Libération
Lundi 5 janvier 1998, page 6

REBONDS
Communisme: les morts économiques

PIKETTY Thomas

En 1997, la famine a causé la mort de plusieurs dizaines de milliers d'enfants en Corée du Nord, dans un pays où la ration alimentaire moyenne est évaluée à moins de 150 grammes de nourriture par jour et par personne. Pendant ce temps, les ménages sud-coréens disposaient d'un pouvoir d'achat moyen de l'ordre de celui de l'Espagne.

Ce triste bilan du régime communiste nord-coréen ne vient pas seulement nous rappeler que le communisme tue toujours. Il nous rappelle également la tragique particularité de ces morts, que la sortie du Livre noir du communisme n'a pas suffisamment permis d'éclairer. Dans leur majorité, les morts du communisme sont en effet des morts "économiques", victimes de famines dévastatrices et de conditions de vie misérables. Sur les 85 millions de morts dénombrés par Stéphane Courtois, au moins 70 millions peuvent être attribués à des famines (dont 15 millions en Union soviétique et près de 50 millions en Chine pendant le "Grand Bond en avant").

Dans une large mesure, ces morts sont "non intentionnelles": les dirigeants communistes pensaient sincèrement qu'ils mettaient en place un système économique qui permettrait l'émancipation des travailleurs et le progrès social. C'est cette particularité des morts du communisme qui les rend incomparables aux morts du nazisme. Elle permet de penser la continuité entre les dizaines de millions de morts causées par les régimes communistes et les centaines de millions de vies qu'ils ont brisées, par des heures d'attente quotidiennes devant des magasins vides, par la promiscuité des appartements communautaires, par une inefficacité et une démotivation généralisées. Outre qu'ils partagent la même origine, ces vies brisées sont souvent assez peu distinguables des morts eux-mêmes (l'espérance de vie en Union soviétique n'a jamais dépassé 61 ans pour les hommes, et elle baissait régulièrement depuis 1960).

C'est pourquoi Lionel Jospin rend un mauvais service à la gauche lorsqu'il déclare que puisque le "Parti communiste français n'a jamais porté atteinte aux libertés en France", il est "fier de compter des ministres communistes au gouvernement". Autrement dit, le seul tort de l'idéologie communiste aurait été de violer les libertés politiques essentielles: pour peu qu'ils acceptent le pluralisme démocratique, les communistes ne seraient finalement que de sympathiques compagnons de marche sur la route menant au progrès social. Cela revient à conforter tous ceux qui pensent qu'il suffit au PCF de rejeter le "stalinisme" pour accomplir sa mutation, alors que celle-ci exigerait au contraire une profonde remise en question des outils de transformation économique et sociale préconisés par les communistes. Certes, plus personne au PCF ne semble croire aux vertus des nationalisations. Il reste que les communistes continuent de concevoir l'inégalité sociale comme une lutte entre le grand capital et les "200 familles" d'une part, et 99,9% de la population d'autre part. Cette vision sommaire, qui s'est encore illustrée récemment avec l'affaire du plafonnement des allocations familiales, constitue un véritable frein à la réduction du chômage, qui exigerait aujourd'hui un effort de solidarité entre les classes salariées les plus favorisées et les salariés moins qualifiés. Sans une telle mutation, l'influence intellectuelle et politique des communistes continuera de constituer un lourd boulet pour tous ceux à gauche qui souhaitent mettre en place une régulation intelligente du capitalisme.

Thomas Piketty est chargé de recherche en économie au CNRS.