Libération, n° 6547
REBONDS, lundi 3 juin 2002, p. 7

«Economiques»
La dette est-elle de droite ?

PIKETTY Thomas

Pendant la campagne électorale, Lionel Jospin s'était attiré de nombreuses critiques quand il avait reproché à Jacques Chirac de repousser aux calendes grecques la réduction des déficits et de renier les engagements européens. Pourtant, si cette initiative jospinienne était sans doute maladroite sur la forme (il n'est jamais très bon de se dissimuler derrière l'Europe et ses critères excessivement rigides), on aurait tort de voir là une prise de position de circonstance. Un peu partout, la gauche reproche à la droite de creuser les déficits.

Cette configuration politique nouvelle peut surprendre : dans le passé, on était habitué à une gauche keynésienne usant de la dette pour financer de nouvelles dépenses, face à une droite prônant l'orthodoxie budgétaire. Mais c'est là que les choses ont changé : à une époque où les dépenses publiques ont atteint ou dépassé 40 %-50 % du PIB dans la plupart des pays, l'endettement public est devenu une stratégie visant à réduire le poids de l'Etat, et non plus à l'accroître. Hier, on creusait les déficits en augmentant les dépenses. Aujourd'hui, on les creuse en réduisant les impôts, de façon à contraindre les gouvernements futurs à sabrer dans les dépenses.

Cette nouvelle stratégie a été inaugurée en fanfare par Reagan dans les années 80, et elle se poursuit actuellement sous Bush. Au cours des années 90, les démocrates avaient accumulé des excédents budgétaires afin de garantir le financement à long terme du système public de retraites. Ces excédents sont aujourd'hui dilapidés par les républicains, qui, en abaissant massivement les impôts (essentiellement pour les plus fortunés) et en creusant les déficits, espèrent remettre en cause la viabilité du maigre welfare state américain. La droite française se contente de suivre, avec retard, et sous une forme il est vrai moins brutale, la voie américaine. N'osant pas s'attaquer frontalement aux dépenses, le gouvernement Chirac-Raffarin espère que les baisses d'impôt finiront par créer des pressions suffisantes.

Le second grand changement expliquant le désamour de la gauche avec la dette est la fin de l'inflation. A l'époque de la hausse des prix à deux chiffres, on pouvait espérer noyer la dette dans l'inflation. C'est ce qu'il advint dans l'après-guerre : les déficits passés furent repayés en monnaie de singe, et les dépenses ainsi financées ne coûtèrent presque rien aux contribuables. Pendant les Trente Glorieuses, l'inflation permettait en outre d'augmenter les impôts de façon indolore, en faisant grimper les contribuables dans les tranches du barème. La situation s'est totalement transformée depuis le début des années 80, avec une inflation quasi nulle et des taux d'intérêt réels fortement positifs. Aujourd'hui, le problème est que la dette se repaye, et au prix fort. Dans un pays comme la France, la charge d'intérêts de la dette versés chaque année aux rentiers et aux intermédiaires financiers représente l'équivalent du budget de l'Education nationale. Cela n'implique évidemment pas qu'il faille tout sacrifier pour un désendettement ultrarapide, surtout dans un climat économique morose. Mais cela explique pourquoi la gauche se méfie de la dette.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.