Libération, n° 7145
REBONDS, lundi 3 mai 2004, p. 43
Diplômé de Harvard et
enseignant à Toulouse, Jean-Jacques Laffont était une autorité mondiale.
Disparition d'un
économiste rare
«C'est où,
Toulouse ?», se seraient dit les Américains ahuris, ce jour de 1992, en
apprenant que Jean-Jacques Laffont venait de débaucher la star incontestée du
MIT (Massachusetts Institute of Technology),
Jean Tirole, pour le ramener avec lui dans la ville
rose. Car, si Jean-Jacques Laffont a réussi à bâtir à l'université de Toulouse
l'un des meilleurs pôles européens d'économie, où tous les plus grands
économistes internationaux se doivent dorénavant de faire escale plus souvent
qu'à Paris, c'est d'abord sur son nom et sur son infatigable énergie qu'il a dû
compter.
Si le
cancer qui devait l'emporter dans la nuit de vendredi à samedi, à 57 ans, lui
avait laissé quelques années de plus, il serait très probablement devenu le
premier économiste français, depuis vingt ans, à recevoir le prix Nobel. Auteur
d'une vingtaine de livres et de plus de 200 articles scientifiques publiés dans
les meilleures revues internationales, ancien
président des plus prestigieuses sociétés savantes de la profession, il était
reconnu comme une autorité incontestée dans le domaine de l'économie publique
et industrielle.
Jean-Jacques
Laffont était libéral, dans le sens où il croyait en la concurrence. Mais il se
méfiait du laisser-faire, car il savait trop bien que la concurrence devait
être régulée pour éviter d'être livrée aux oligopoles. Surtout, il savait que
les coûts fixes et les réseaux imposaient dans de nombreux secteurs l'existence
de quasi-monopoles publics, et que le véritable enjeu pour la puissance
publique était la régulation de ces monopoles.
C'est ainsi
qu'il est devenu l'un des meilleurs spécialistes mondiaux de la régulation de
la concurrence et des entreprises publiques, notamment dans le secteur des
télécommunications. Il avait fondé en 1990 l'Institut d'économie industrielle,
structure originale et exemplaire qui devrait inspirer les réflexions actuelles
sur la modernisation de l'enseignement supérieur, avec notamment pour
partenaires EDF, France Télécom ou encore La Poste,
qui viennent consulter les chercheurs de Toulouse pour mieux cerner les
contours et les coûts d'un service universel rénové.
Père enthousiaste de quatre enfants, avec qui il aimait sillonner le monde, Jean-Jacques Laffont était profondément attaché à sa région et à sa ville natale. Contrairement à beaucoup d'économistes français de renom international, il n'était pas issu de l'aristocratie des grandes écoles. Etudiant à l'université de Toulouse, il y retourna promptement comme professeur dès 1979, après avoir obtenu son doctorat à Harvard en 1975 et raflé aux étudiants américains le prix de la meilleure thèse de l'année. Sans cesse attelé à de nouveaux chantiers, il consacra de nombreux séjours à la formation continue et à l'encadrement de recherches en Chine et en Afrique, et venait d'achever pour Cambridge University Press le manuscrit de son dernier ouvrage, consacré à la régulation dans les pays en développement.
Thomas Piketty, économiste, chroniqueur à «Libération»
«