Libération, n° 6781
REBONDS, lundi 3 mars 2003, p. 7

«Economiques»
ISF : l’usine à gaz

PIKETTY Thomas

La baisse de l'impôt sur la fortune (ISF) que vient de voter la majorité UMP est l'exemple même de ce qu'il ne faut pas faire en matière de réforme fiscale. Récapitulons : au début, Jean-Pierre Raffarin commence par affirmer que le sujet n'est pas mûr, et que la baisse de l'ISF n'est pas d'actualité. Puis, sous la pression des députés UMP, le gouvernement finit par en accepter le principe, à condition que la ristourne ne se voit pas trop. Alors on imagine toute une série de niches fiscales et d'exonérations particulières, permettant d'obtenir une baisse conséquente sans avoir à afficher une réduction des taux de l'ISF. Résultat des courses : on a créé une usine à gaz fiscale de plus, avec pour conséquences des distorsions économiques largement supérieures à celles auxquelles on prétend remédier.

 

Par exemple, un des articles votés institue une exonération d'ISF de 50 % pour les pactes d'actionnaires. Auparavant, seuls les biens professionnels, c'est-à-dire les actions détenues par un dirigeant de société dans sa propre entreprise, pouvaient faire l'objet d'une exonération (ce qui était déjà très distortionnaire). Désormais, plus besoin de travailler dans l'entreprise : il suffit de signer un pacte avec un groupe quelconque d'actionnaires (dont au moins un travaille dans l'entreprise) pour être exonéré, pour peu que le groupe atteigne 25 % du capital et que le pacte dure au moins 6 ans. On va donc voir fleurir des pactes d'actionnaires totalement artificiels, conçus uniquement dans un but fiscal, dans lesquels chacun se tiendra serré pour conserver l'avantage acquis, au mépris de toute logique économique. Outre que les différents seuils décrétés sont complètement arbitraires, cette mesure revient également à avantager les actionnaires majoritaires, et n'est guère de nature à favoriser la fluidité et le renouvellement du capitalisme français. Le code des impôts regorge de niches fiscales de cette nature, et c'est ainsi que notre fiscalité est devenue un maquis illisible, source de profit pour les juristes spécialisés en combines de toutes natures, et de perte de temps et de frustration pour le reste de la population.

 

Il eût été largement préférable de conserver l'assiette actuelle (ou même de l'élargir) et d'abaisser les taux, à supposer bien sûr que l'on ait démontré que le niveau actuel de l'ISF est effectivement préjudiciable pour l'économie française. Or le gouvernement s'est pour l'instant montré incapable de produire le moindre chiffrage sérieux des supposées délocalisations entraînées par l'ISF. Les discours sur ces questions se limitent généralement à quelques vagues anecdotes. Les meilleures séries statistiques disponibles à ce jour restent celles que la DGI avait accepté de diffuser dans le cadre du rapport du CAE sur les inégalités publié en juin 2001, et elles montrent que le nombre et le montant des patrimoines déclarés à l'ISF n'a cessé de progresser à un rythme soutenu de 1990 à 2000, à tous les niveaux de fortune, ce qui suggère qu'il n'existe pas de fuite massive. Pour aller plus loin, il faudrait que le gouvernement lance des études et laisse les chercheurs exploiter les fichiers de déclarations. Le niveau affligeant des débats entendus récemment à l'Assemblée nationale, où le rapporteur UMP s'est contenté en guise d'argumentation de citer quelques noms d'entreprises françaises que les familles propriétaires auraient été contraintes de vendre à des groupes étrangers, sans apporter évidemment la moindre preuve du rôle moteur de l'ISF dans ces cessions, et encore moins de leur impact négatif pour l'entreprise («Le nom seul des entreprises suffit...»), a malheureusement confirmé à quel point ce sujet était surdéterminé par l'idéologie.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.