Libération
Lundi 3 février 2003, page 6
«Economiques»
Bush : retour vers le passé
PIKETTY Thomas
Pour les dirigeants américains, la cause est entendue:
l’Allemagne et la France, c’est la «vieille Europe». Dans cette course à la
modernité que se livrent les deux continents, force est pourtant de constater
que ce sont les Etats-Unis qui, par certains aspects, sont actuellement en
train de parcourir un siècle en arrière.
Après près de trois décennies de progression
continue des inégalités, l’Amérique a d’ores et déjà retrouvé ses niveaux du
début du XXe siècle, et est en passe de renouer avec
l’hyper-concentration des revenus et des fortunes qui
caractérisait le Vieux Continent à la veille de la Première guerre mondiale. La
part des 1% des foyers les plus aisés est passée d’environ 8% du revenu
national en 1970 à près de 20% actuellement, soit l’équivalent des revenus des
50% les plus pauvres. La part des 10% des foyers les plus aisés atteint presque
45% du revenu national, soit le niveau observé en France et en Allemagne en
1913. Ces évolutions doivent beaucoup à l’explosion des rémunérations que les
dirigeants de sociétés se votent à eux-mêmes dans un système de gouvernance
d’entreprises hors de tout contrôle. Elles s’expliquent également par
l’évolution régressive de la fiscalité.
Et de ce point de vue, les dernières décisions du président Bush ne peuvent
qu’aggraver les choses. Si le Congrès approuve les choix de la Maison Blanche,
l’essentiel des ressources consacrées au soi-disant «plan de relance» ira en
effet à la suppression de l’impôt sur les bénéfices payés par les sociétés
américaines au titre des dividendes versées aux actionnaires. En pratique, les
dividendes sont de très loin la forme de revenu la plus concentrée. Comme l’ont
noté de nombreux économistes américains, la suppression de l’impôt sur les
dividendes ne fera qu’accroître les revenus des plus fortunés, ce qui, de toute
évidence, n’est pas le problème de l’économie américaine actuellement. Il
s’agit en réalité d’une décision purement idéologique, qui s’inscrit dans un
plan d’ensemble de remise en cause radicale et méthodique de l’idée même de
fiscalité progressive.
Après avoir abaissé massivement les taux de
l’impôt sur le revenu applicables aux revenus les plus élevés, après voir
décidé de supprimer purement et simplement l’impôt sur les successions (si
aucun nouveau vote n’intervient, il est prévu que les taux de l’impôt successoral
diminuent chaque année pour atteindre 0% dans 10 ans), Bush s’en prend
maintenant à l’un des deniers garde-fous qui limitaient les possibilités de
reconstitution d’une société de rentiers. En matière de fiscalité, le
gouvernement américain tente actuellement de tirer un trait sur le XXe siècle.
Les Etats-Unis disposent certes d’autres atouts
pour affronter le XXIe siècle, comme par exemple un
système d’enseignement supérieur sensiblement plus dynamique et compétitif que
son équivalent européen. Il n’en reste pas moins qu’en faisant le choix d’une
société ploutocratique, Bush tourne le dos à l’idéal méritocratique sur lequel
les Etats-Unis se sont construits face à la «vieille Europe», et va sans nul
doute très au-delà du mandat politique ambigu que lui avaient confié les
électeurs en 2000.
Thomas Piketty
est directeur d’études à l’EHESS.