Libération, n° 7092
REBONDS, lundi 1er mars 2004, p. 41

«Economiques»
Les gribouilles du gouvernement

PIKETTY Thomas

Le gouvernement mène dans le domaine de la recherche et de l'enseignement supérieur une véritable politique de Gribouille, incohérente et lourde de conséquences pour l'avenir. Deux événements récents l'illustrent à merveille : le remplacement de 550 postes de chercheurs statutaires par des CDD de trois ans, qui a largement nourri la pétition des chercheurs (avec démission des directeurs d'équipe prévue pour le 9 mars) ; et la décision prise la semaine dernière de changer le statut de Dauphine afin de légaliser la sélection des étudiants.

 

Non pas que les réformes de structures ne soient pas nécessaires, au contraire. Au CNRS, tout le monde sait depuis longtemps que le modèle fondé exclusivement sur des postes de chercheurs à vie a vécu, et que les grands organismes de recherche sont appelés à devenir de plus en plus des agences de moyens, permettant par exemple à des enseignants ayant un projet valable de quitter pendant quelques années leur poste universitaire pour mener à bien leur recherche (ou d'être déchargés en partie de leur enseignement). Mais cette réorientation doit être menée avec discernement (certains domaines continueront d'exiger des chercheurs permanents), et non pas en gelant subitement tous les recrutements, avec en prime une forte amputation des crédits de fonctionnement... Surtout, une telle évolution n'est acceptable que si elle s'accompagne d'une forte hausse des recrutements universitaires, d'autant plus nécessaire que le taux d'encadrement dans le supérieur nous place au plus bas des classements de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Au lieu de cela, le gouvernement décide de geler purement et simplement l'emploi universitaire, et d'offrir des CDD de trois ans comme unique perspective aux jeunes chercheurs soutenant leur thèse au bout de dix années d'études, et pour lesquels nombre d'universités étrangères sont souvent prêtes à dérouler le tapis rouge !

 

La décision concernant Dauphine relève de la même logique. Dans l'absolu, il est sans doute souhaitable de responsabiliser davantage les universités et de leur donner plus d'autonomie, de façon à les inciter à mieux s'occuper des étudiants dont elles ont la charge et à développer des filières en rapport avec les débouchés. Beaucoup s'accordent à penser que le système administratif de la carte universitaire, qui contraint les établissements à prendre tous les étudiants d'une zone géographique déterminée (17 arrondissements parisiens sur 20 et une dizaine de communes de l'Ouest parisien pour Dauphine) et à gérer la pénurie avec les moyens du bord, est à bout de souffle. Le problème est qu'en se contentant de légaliser après coup la sélection de fait instituée par Dauphine (qui serait «en concurrence avec les grandes écoles»… ­ les 90 autres universités ne sont donc en concurrence avec personne ?) le gouvernement donne l'impression de naviguer à vue. L'orientation sélective des étudiants doit être solidement encadrée, et l'autonomie doit impérativement s'accompagner d'évaluations rigoureuses de la qualité du service d'enseignement et de recherche fournie par les universités. Surtout, sans moyens supplémentaires, la sélection risque de conduire à une baisse dramatique du nombre d'étudiants.

 

Le pire est que Raffarin et ses ministres semblent sincèrement convaincus qu'il n'existe que des problèmes de structure dans le supérieur et la recherche, et pas de véritable problème de moyens. Quand Luc Ferry déclare qu'il aurait pu choisir d'être populaire et de faire plaisir aux syndicats en créant des postes à l'université, ou quand Claudie Haigneré précise que les universités ont «préféré» consacrer leurs maigres marges de manoeuvre à des investissements en infrastructure et «par conséquent» ne pourront pas procéder à de nouveaux recrutements, on croit rêver. Tous deux traitent la question du recrutement universitaire comme une vulgaire revendication corporatiste, et semblent tout ignorer du fait que les universités françaises souffrent à la fois de moyens matériels dignes d'un pays sous-développé (les enseignants n'ont presque jamais de bureaux, meilleure garantie pour que les étudiants ne les voient guère) et de moyens humains dramatiquement insuffisants (avec des amphis surchargés où il faut sortir ses jumelles pour apercevoir celui qui parle). Il suffit pourtant d'ouvrir les annuaires statistiques internationaux les plus communs pour constater que la France investit dans ses étudiants des moyens deux à trois fois plus faibles que les pays les plus avancés, et que cet écart ne cesse de se creuser. Cette réalité budgétaire incontournable a été rappelée par maints rapports officiels récents. Que les ministres semblent ignorer ces chiffres est proprement stupéfiant. Quant à la stratégie politique cynique consistant à taper particulièrement fort sur les grands organismes de recherche, en espérant ainsi isoler les chercheurs (moins dangereux politiquement que les étudiants) et les contraindre à prendre une posture corporatiste facile à stigmatiser (piège qui n'a qu'à moitié réussi, puisque les animateurs de la pétition mettent constamment en avant la question du recrutement universitaire), un seul qualificatif s'impose : irresponsable.

 

Thomas Piketty est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.