Le Monde

23 mai 2003, page 20

 

 

REMUNERATIONS

Les grands patrons sont-ils trop payés ?

Laure Belot et Martine Orange

 

Portés par la bulle Internet, les PDG se sont vu octroyer de très généreuses rémunérations. Celles-ci apparaissent désormais exorbitantes aux actionnaires dans un contexte économique morose. Le débat sur les salaires des dirigeants est engagé aux Etats-Unis comme en Europe

 

La contestation au sujet de la rémunération des patrons se généralise dans les assemblées générales. Les actionnaires contestent que les patrons continuent à bénéficier de larges augmentations de salaire, tandis que les cours de Bourse baissent. Le directeur général du groupe pharmaceutique GlaxoSmithKline, Jean-Pierre Garnier, est le dernier en date à en faire les frais, se voyant refuser de généreuses primes de départ. Le débat sur les rémunérations patronales est ouvert. Aux Etats-Unis, le salaire des 100 PDG les mieux payés a été multiplié par 30 en trente ans, alors que le salaire moyen a progressé entre 15 % et 20 %. A la suite de multiples scandales, les cercles patronaux lancent des pistes de réflexion. En Allemagne, une commission fédérale recommande la transparence sur les rémunérations des PDG.

 

ALLEMAGNE, Suisse, Angleterre, France, Etats-Unis... un peu partout, les salaires des patrons se retrouvent, lors des assemblées générales, dans la ligne de mire des actionnaires. De Warren Buffet au fonds de pension Calpers en passant par les petits porteurs, « la contestation est générale » remarque Colette Neuville, présidente de l'association des actionnaires minoritaires. « Aux Etats-Unis, environ 200 projets de résolution ont été déposés au sujet des rémunérations. »

 

Pourquoi cette contestation ?

 

 « Tout allait bien tant que la Bourse était à la hausse. Mais le pacte a été rompu, car les intérêts des actionnaires ne sont plus alignés avec ceux des dirigeants », analyse Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS. « Ces derniers ont voulu mettre en place un jeu où ils gagnaient à tous les coups. » Une situation révélée par la presse : en septembre 2002, le magazine Fortune a ainsi calculé que les dirigeants de 25 sociétés dont le cours de Bourse avait perdu plus de 75 % entre janvier 1999 et mai 2002 avaient gagné, depuis 1999, 23 milliards de dollars (21,7 milliards d'euros).

 

Comment la rémunération des patrons a-t-elle évolué ?

 

La tendance à la hausse n'est pas nouvelle : entre 1970 et 1999, les salaires des cent dirigeants américains les mieux payés ont été multipliés par 30 en dollars constants alors que le salaire moyen américain augmentait entre 15 % et 20 %, selon une étude de Thomas Piketty et Emmanuel Saez publiée dans le Quarterly journal of Economics 2003. Hors stock-option, le salaire a tout de même été multiplié par dix. D'après différentes estimations, le multiple entre les plus hautes rémunérations, y compris les stock-option et les plus bas salaires est passé de 40 à la fin des années 1970 à 500 au plus haut de la bulle Internet en 2000.

 

Cette envolée américaine n'a eu aucun équivalent dans le reste du monde. Malgré l'opacité dans certains pays, la tendance est partout est à la hausse. Les patrons soulignent que leur métier est devenu beaucoup plus complexe en vingt ans. « La mondialisation a tout changé. Lorsque les PDG européens se sont aperçus qu'ils étaient moins payés que les dirigeants de leurs filiales américaines, cela a créé un choc. Toute la politique salariale a été revue. L'alignement s'est fait par le haut », explique un DRH. Illustration de ce changement : « Entre 1997 et 2002, les cinq plus grosses rémunérations des entreprises françaises, publiées dans les rapports annuels, ont augmenté de 50 % » constate Thomas Piketty. Selon le cabinet Proxinvest, en 2001, 39 des principaux PDG français révèlent une rémunération intégrale de 7,4 millions d'euros, « soit l'équivalent de 554 fois le SMIC ».

 

Comment évaluer un patron ?

 

Les cabinets spécialisés ont des grilles d'évaluation très précises qui prennent en compte, « le secteur, l'état de l'entreprise, la situation de concurrence... une série de critères qui évalue le poids de responsabilité d'un poste comparable dans tous les pays du monde », explique Alain Mitrani, directeur dans le cabinet de ressources humaines Hay. Pour autant, il reste difficile d'évaluer la valeur et la contribution d'un dirigeant. Deux chercheurs ont décomposé la valeur de l'entreprise, les profits « chanceux » (conjoncture, change) et les autres et ont tenté de la lier à la rémunération du dirigeant. Résultat : aucun lien statistique évident. « Ce qui ressort de l'étude, c'est que les dirigeants se sont bien moins augmenté quand il y avait un gros actionnaire. Ceci pointe avant tout un problème de gouvernance », résume M. Piketty

 

Y a-t-il eu dérapage ?

 

Les cercles de réflexion patronaux, eux-mêmes, reconnaissent que ces augmentations fortes, en période de morosité, posent problème. « Sur les dix dernières années, la rémunération des PDG a augmenté dix fois plus vite que celle des salariés moyens », note Peter Peterson, président de la réserve fédérale de New York, « est-ce toujours justifié par leur productivité ? »

 

Dans les faits, les comités de rémunération sont largement composés de patrons, qui se votent ainsi mutuellement leurs salaires. Certains PDG se sont même fait revoter des plans de stocks-options prenant en compte la baisse de leurs cours afin de gagner à tous les coups. Le comité d'éthique du Medef a rappelé, vendredi 16 mai, dans un rapport sur les comités de rémunération qu' « ouvrir la possibilité de gains démesurés amène à perdre le contrôle de la réalité. Les scandales récents l'ont encore démontré. L'éthique exige mesure et maîtrise. » Bertrand Collomb, président de l'Association française des entreprises privées (AFEP) insiste sur la nécessité de retrouver le sens de la mesure.

 

Pourquoi ce dérapage ?

 

« Un patron a un prix de marché en fonction de la phase économique », rappelle Elie Cohen. A partir de ce principe de base, les salaires ont grimpé, dans le sillage de la bulle internet, participant eux-mêmes à ce mouvement spéculatif. « Les stock options ont pris une importance colossale », ajoute M. Cohen. « Le dirigeant a changé de rôle en alignant ses intérêts sur ceux des actionnaires. » Aujourd'hui, après le krach boursier, les patrons donnent le sentiment de vouloir garder leur statut de vedette. « Comment voulez-vous qu'un patron, avec ses responsabilité, puisse être payé dix fois moins qu'une vedette de la chanson. Il y a un problème de comparaison sociale », reconnaît Jean Gandois, président du comité de rémunération de Suez. « Un artiste ne situe pas dans une hiérarchie », ironise Mme Neuville. « Les patrons se sont placés en dehors de toute norme en matière de rémunération. »

 

Quelles en sont les conséquences ?

 

Cette augmentation au plus haut du sommet de l'entreprise a entraîné une hausse des salaires des sphères dirigeantes, donc des coût salariaux. « Aux Etats-Unis, le 1 % des salariés les mieux payés, environ 1,2 million de personnes, pesait en 1970 pour 6 % à 7 % de la masse salariale. En 2000, ce petit nombre pèse 16 % des coûts salariaux » précise M. Piketty.

 

Aucune étude statistique n'a été publiée sur les conséquences managériales de telles disparités des salaires. Peter Drucker, expert en management, estime cependant, que si les différences entre niveaux hiérarchiques dépassent les 20 %, il est difficile de créer une cohésion dans une équipe.

 

Cette situation peut-elle durer ?

 

Effet d'annonce ou pas, la réponse vient des patrons eux-mêmes. le PDG de Ford a renoncé, en janvier 2002, à son salaire et ses primes, après avoir annoncé un plan de restructuration de 35 000 postes. Le PDG du groupe pharmaceutique Eli Lilly n'a touché qu'un dollar de salaire en 2002 : « Si les actionnaires souffrent, les dirigeants doivent souffrir aussi. »

 

Le patronat ouvre des pistes de réflexion. Le chantier est vaste : la partie variable, actuellement quasi fixe, va-t-elle devenir une rémunération tenant compte des performances du dirigeant et de l'entreprise ? Peut-on aller jusqu'à la prime zéro ? Les stocks-options doivent-elles être conditionnelles ? Comment éviter une endogamie dans les comités de rémunération ? Les patrons savent qu'ils ne peuvent plus éviter le débat.

 

Laure Belot et Martine Orange