Le Monde
22 mai 2002,
page 3
LE MONDE
ÉCONOMIE
DOSSIER -
Prix 2002 du meilleur jeune économiste de France - Thomas Piketty,
lauréat, directeur d'études à l'EHESS
" Dans certains
domaines, la redistribution marche à l'envers... "
LARONCHE
MARTINE
Vous êtes
spécialiste des inégalités et l'auteur d'une somme sur les hauts revenus en
France au XXe siècle. Est-ce que la redistribution
fonctionne bien ?
L'objectif
de ma recherche, c'est de faire le point sereinement sur ce qui marche ou ne
marche pas dans ce domaine. J'avais 18 ans en 1989 au moment de la chute du mur
de Berlin, et je me sens vacciné contre un certain nombre d'idéologies.
Il faut être
clair sur le désastre qu'a représenté la stratégie d'appropriation collective
des moyens de production, pour laquelle certains ont peut-être du vague à
l'âme. Pour autant il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Par
exemple, comme je le montre dans mon livre, l'impôt progressif sur le revenu
(IR) est une institution qui a globalement très bien fonctionné sur longue
période. Depuis sa création en 1914, l'IR a fortement
contribué à réduire les inégalités, et en particulier la concentration des
patrimoines, sans pour autant nuire au dynamisme économique, bien au contraire.
Avec l'impôt sur les successions, créé en 1901, l'IR
a permis non seulement de favoriser une plus grande justice sociale mais aussi
de limiter la sclérose d'entrepreneurs qui se transformeraient sinon, au fil du
temps et des générations, en rentiers.
Est-ce que
la gauche à Matignon a mené une politique efficace de redistribution ?
La prime
pour l'emploi a été une bonne mesure. Ce n'est pas le cas de la diminution des
tranches d'imposition les plus élevées. D'ailleurs cette mesure a été fortement
contestée au sein même du PS. En faisant de la baisse de l'impôt sur le revenu
sa nouvelle priorité, la gauche s'est lancée dans une course-poursuite
suicidaire avec la droite. Etre " moderne " ne consiste pas à renier
tout ce qui a été fait dans le passé. Il faut faire le tri.
Jacques
Chirac a promis une baisse de l'IR de 30 %...
Jacques
Chirac n'a rien entendu du premier tour des élections. Une telle baisse va
profiter aux revenus les plus élevés. Le problème des chômeurs et des salariés
précaires qui ont voté pour les extrêmes, ce n'est pas l'impôt sur le revenu.
S'acharner sur cette baisse, c'est de l'électoralisme à courte vue, du
clientélisme. La vraie réforme aujourd'hui serait de rendre l'impôt plus équitable
et plus transparent. Plus équitable car si les citoyens ont l'impression qu'à
situation égale, leurs voisins ne payent pas le même impôt qu'eux, cela crée de
l'opacité et du rejet. Il faut réduire drastiquement le nombre d'exonérations
et de niches fiscales, notamment celles dont bénéficient les revenus du
patrimoine. Plus transparent, car personne ne comprend rien au barème du calcul
de l'IR, ce qui conduit à se focaliser sur les
tranches supérieures. Il faut exprimer le barème en termes de taux effectifs
directement applicables aux revenus et non de taux marginaux qui s'appliquent à
une petite fraction du revenu. C'est ce qu'avait fait le Front populaire en
1936.
L'IR est loin d'être le seul vecteur de redistribution...
Il faut
revisiter l'ensemble des institutions visant à une plus grande justice sociale.
Certaines ont favorisé une redistribution à l'envers ! Prenons l'exemple des
retraites. Le système repose sur des cotisations et des pensions
proportionnelles aux salaires. On pourrait donc croire que le bilan redistributif est neutre. Sauf que les ouvriers ont, à 65
ans, dix ans de moins d'espérance de vie que les cadres, si bien que leurs
cotisations servent surtout à payer les retraites des cadres !
Le système
obligatoire par répartition a l'immense mérite de garantir un certain niveau de
retraites, quels que soient les aléas des marchés financiers, et il faut
évidemment le préserver. Mais on pourrait le plafonner à un niveau de salaire
beaucoup moins élevé qu'il ne l'est actuellement. Cela satisferait la demande
d'une plus grande liberté des cadres qui le souhaitent, et cela ne coûterait
rien en termes de redistribution, bien au contraire.
Les 35
heures sont aussi un exemple de redistribution qui fonctionne mal. Ce sont
plutôt les cadres qui en profitent grâce à des congés supplémentaires. Les
ouvriers ont vu leur temps de travail diminuer certes, mais aussi la
flexibilité augmenter et leurs salaires stagner. Cette mesure a été inspirée
d'une vision erronée des inégalités entre les entreprises d'un côté et les
salariés de l'autre. Aujourd'hui, les inégalités passent surtout à l'intérieur
du salariat. Beaucoup de chefs de petites entreprises sont moins bien lotis que
les cadres supérieurs.
Par contre, l'assurance-maladie
est un bon exemple d'une redistribution efficace. Les cotisations sont
proportionnelles aux salaires, les remboursements sont les mêmes pour tous, et
les prestataires de soins sont mis en concurrence pour le bénéfice de tous. On
a ainsi les avantages du marché, tout en préservant l'égalité d'accès. On
pourrait s'en inspirer pour dynamiser l'enseignement supérieur, avec un système
de chèques éducation. On se donne une bonne conscience républicaine en
défendant un modèle universitaire hyper-rigide, mais
en pratique les enfants des milieux favorisés fuient les universités et vont
dans les grandes écoles. Là encore, la redistribution marche à l'envers.
PROPOS
RECUEILLIS PAR MARTINE LARONCHE