Le Monde

21 mars 2002, page 7

 

 

PRÉSIDENTIELLE - M. Chirac et M. Jospin s'opposent sur leurs priorités fiscales - Thomas Piketty, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales

" Il faut poursuivre et étendre la baisse des charges sociales "

 

MALINGRE VIRGINIE

 

Que pensez-vous des propositions économiques de Jacques Chirac ?

 

Chirac a le mérite de dire que l'allégement des charges sociales est une priorité. Il n'a pas tort. La baisse des charges est la politique la plus importante menée par tous les gouvernements, de droite comme de gauche, pour créer des emplois. Mais il ne propose rien de très précis à ce sujet, et il annonce dans le même temps qu'il va baisser massivement l'impôt sur le revenu (IR), l'impôt sur les sociétés, la taxe d'habitation, la TVA, les droits de mutation, etc., tout cela en augmentant les dépenses de sécurité, de formation, de santé...

 

Que pensez-vous des propositions de Lionel Jospin en matière d'emploi ?

 

La mesure phare proposée par Jospin en faveur de l'emploi, c'est la formation tout au long de la vie. Il s'agit sans conteste d'une réforme très importante, qui permettra notamment aux salariés des PME d'accéder à la formation professionnelle. Mais cette réforme ne peut agir que dans le long terme, et ce n'est pas cela qui permettra de réduire de 900 000 le nombre de chômeurs d'ici à 2007. Il y a un énorme non-dit dans le programme de Jospin : le mot " charges sociales " n'est jamais prononcé, comme si la gauche n'assumait pas ce qu'elle a fait depuis 1997. Car, pour accompagner la mise en place des 35 heures, Jospin a pérennisé et amplifié le dispositif d'allégement des charges initié par Balladur en 1993 et renforcé par Juppé en 1996. Il y a une sorte de régression dans ce débat. J'ai l'impression de me retrouver en 1997, quand la droite avait initié les allégements de charges et que la gauche les diabolisait.

 

Peut-être M. Jospin considère-t-il qu'il est allé au bout de ce qu'il pouvait faire en la matière...

 

Peut-être. Mais, dans ce cas, il faut qu'il dise dans quelle mesure il va stabiliser ces dispositifs. Certaines baisses de charges sont inconditionnelles. D'autres dépendent du passage aux 35 heures, d'autres encore de la date de passage aux 35 heures. Que va-t-il en rester ? Même si on ne veut pas en faire plus, il est important d'afficher un cadre prévisible. Les allégements de charges, c'est pour qu'un entrepreneur évite de remplacer les caissières par des machines. Il ne va pas casser sa machine pour un allégement de charge dont il ne sait pas ce qu'il va devenir.

 

Pensez-vous qu'il faille encore faire plus de baisses de charges ?

 

Oui. Au niveau du smic, on en a déjà beaucoup fait, c'est vrai. Mais il va y avoir la question des smic multiples, dont le niveau varie selon la date de passage de l'employeur aux 35 heures. Le gouvernement s'est engagé à ce qu'ils disparaissent en 2005, ce qui se traduira par une augmentation importante du salaire minimum. Et donc par une hausse du coût du travail peu qualifié, qu'il faudra compenser. Mais, de manière plus générale, l'enjeu est ailleurs.

 

C'est-à-dire ?

 

Il faut lutter contre le développement des trappes à bas salaires. En abaissant le coût du travail comme on l'a fait, on est passé d'une trappe à chômage à une trappe à bas salaires. Les entreprises n'augmentent pas les salaires de peur de perdre les allégements de charges, qui sont maximaux pour un salarié qui gagne le smic et diminuent ensuite pour ne plus rien représenter pour celui qui gagne 1,8 fois le smic. Les allégements de charges diminuent très vite. Les employeurs n'ont donc pas intérêt à faire évoluer leurs travailleurs peu qualifiés. Il faut relever le seuil de 1,8 smic et faire en sorte que les baisses de charges disparaissent moins vite.

 

Vous avez l'air de penser que M. Chirac ne baissera pas les charges comme il le dit ?

 

On ne peut pas tout faire. Le programme de Chirac manque cruellement de crédibilité. A chaque fois qu'on a baissé les charges, on a aussi allégé l'IR, s'empêchant d'aller au bout de la logique des baisses de charges. Ça a été le cas en 1993 et en 1996. Aujourd'hui, Chirac propose de baisser d'un tiers l'IR...

 

Vous pensez que ça ne serait pas bon économiquement ?

 

Chirac dit qu'une telle mesure redynamiserait l'économie. En théorie, c'est séduisant. Mais en pratique, ça ne fonctionne pas. En Allemagne, Schröder avait tout misé en 1998 sur la baisse de l'IR. Quatre ans plus tard, tout le monde est d'accord pour dire que ça n'a rien réglé des problèmes de l'Allemagne, qui songe à alléger ses charges sociales.

 

M. Jospin propose également une baisse de l'IR.

 

Il est flou sur le sujet. Dans son programme, il ne parle pas de la poursuite du plan Fabius de baisse de l'IR, qui est censé aller jusqu'en 2003. Il a annoncé oralement une baisse de 10 % de l'IR sur la législature, mais ce n'est pas mentionné dans le projet écrit.

 

Il parle de relever la fiscalité de l'épargne et de compenser cette hausse par une baisse de l'IR. Ne craignez-vous pas de voir l'épargne quitter la France ?

 

Non. En France, on a accumulé les dispositifs d'exonération de l'épargne. La détaxation des revenus de capitaux mobiliers a atteint des proportions ahurissantes. Pour prendre un seul exemple, les stock-options : depuis la réforme Fabius sur leur fiscalité, on a le régime le plus généreux non seulement d'Europe, mais aussi de l'OCDE. Sur ce point, donc, Jospin a choisi la bonne approche : il faut commencer par s'attaquer aux niches fiscales avant de réduire les taux d'imposition.

 

Et la proposition de M. Jospin de réduire de moitié la taxe d'habitation ?

 

On s'arrête au milieu du gué. La taxe d'habitation est effectivement un impôt injuste et archaïque. Mais il est bizarre de dire cela et de ne pas le supprimer. Il faudrait une vraie réforme de la taxe d'habitation, pour la transformer en un impôt sur le revenu local. Cela fait un siècle qu'on court après cette réforme.

 

PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE MALINGRE