Le Monde
18 mars
1998, page 8
LE MONDE
ECONOMIE ENJEUX ET STRATEGIES
ENJEUX
Réponse aux
"économistes contre la pensée unique"
PIKETTY
THOMAS
Dans son
édition datée du 3 mars 1998, "Le Monde Economie" a publié un article
de Jean Gadrey et de Florence Jany-Catrice, intitulé "Emplois de services
américains et français : une comparaison erronée", dans lequel les
auteurs, qui se présentent comme des "signataires de l'appel des
économistes contre la pensée unique", s'en prennent à la note de la
Fondation Saint-Simon que j'avais fait paraître en décembre 1997.
Remarquons
tout d'abord que Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice ne remettent pas en
question les chiffres mentionnés dans la note : si le commerce de détail
comptait le même nombre d'emplois par habitant en France qu'aux Etats-Unis,
alors nous aurions dans ce seul secteur d'activité entre 1,5 et 1,7 million
d'emplois supplémentaires; soit un déficit en emplois de l'ordre de 70 % à 80
%. Si l'on incluait le commerce de gros et l'hôtellerie-restauration, secteurs
dont ils ne parlent pas, alors le déficit serait de l'ordre de 2,8 millions
d'emplois.
Ajoutons que
je n'ai jamais affirmé que la France pourrait combler instantanément
l'intégralité de ce déficit de près de 3 millions d'emplois par le simple jeu
des baisses de charges pesant sur le travail peu qualifié. Ces chiffres
permettent simplement de donner des ordres de grandeurs dont je persiste à
penser qu'ils sont intéressants, notamment dans la mesure où la France et les
Etats-Unis enregistrent le même niveau d'emploi dans la plupart des autres
secteurs d'activité, en particulier dans les services aux entreprises. Cela
dit, il est bien évident que j'accueille avec le plus grand intérêt toutes les
études complémentaires permettant d'affiner cette comparaison
franco-américaine.
Le premier
argument de Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice est de dire que, puisque le
pouvoir d'achat moyen aux Etats-Unis est d'environ 25 % plus élevé qu'en
France, alors il est "normal" que nous comptions 25 % d'emplois par
habitant en moins dans le secteur du commerce de détail. Autrement dit, nous
serions trop pauvres pour pouvoir nous permettre d'avoir des grandes surfaces
un peu moins vides de personnel. L'argument ne tient pas.
Comme je le montre
dans ma note, s'il est vrai que le nombre d'emplois dans le commerce progresse
avec la diversification des modes de consommation et l'élévation du niveau de
vie, cette progression n'a jamais été proportionnelle, notamment dans les
périodes récentes, parce que la "productivité" des employés du
commerce (la valeur des marchandises vendues par salarié) s'élève mécaniquement
avec la valeur des marchandises produites. Le niveau d'emploi dans le commerce
n'a pas augmenté en France durant ces vingt dernières années (il a même
légèrement baissé), bien que le pouvoir d'achat par habitant ait progressé
d'environ 25 %. De toute évidence, nous ne sommes pas sur une trajectoire nous
permettant d'espérer 25 % d'emplois supplémentaires dans le commerce lorsque le
pouvoir d'achat sera de 25 % plus élevé qu'aujourd'hui...
Le deuxième
argument de mes critiques est que le temps de travail moyen dans le commerce de
détail serait de 12 % moins élevé aux Etats-Unis, donc qu'il faudrait réduire
d'autant l'ampleur du déficit français en emplois dans ce secteur. Le problème
est que ce chiffre de 12 % est tout simplement faux : il a été obtenu en
comparant une durée du travail mesurée auprès des employeurs américains avec
une durée du travail mesurée auprès des salariés français, et tout le monde
sait bien que les enquêtes auprès des salariés conduisent toujours à des
estimations du temps de travail sensiblement plus élevées que les enquêtes
auprès des employeurs.
Jean Gadrey
et Florence Jany-Catrice ont reconnu leur erreur après que je la leur ai
signalée : dès le 23 février 1998, ils diffusaient une version révisée de leur
étude, dans laquelle ils mentionnent un temps de travail moyen dans le commerce
de détail de 34,5 heures aux Etats-Unis et de 36,5 heures en France, soit un
écart de l'ordre de 5 %. Ce dernier chiffre continue cependant de surestimer
l'écart véritable en termes de durée annuelle du travail qui est sans doute
assez proche de 0 %, car Gadrey et Jany-Catrice "oublient" de prendre
en compte l'écart en termes de nombre de semaines travaillées par an, qu'ils
mentionnaient pourtant dans la première version de leur étude.
Grâce à ces
deux arguments, les auteurs concluent que le déficit en emplois explicable par
le coût du travail est de l'ordre de 20 % à 25 %, et non de 70 %. Mais cela
représente tout de même entre 400 000 et 500 000 emplois (pour le seul secteur
du commerce de détail...). Gadrey et Jany-Catrice doivent donc avoir recours à
un troisième argument. Selon eux, la stratégie de baisse du coût du travail peu
qualifié aurait déjà été expérimentée et se serait soldée par un échec. Or
chacun sait que les effets d'une telle politique ne peuvent s'apprécier que
dans le long terme. De plus, et surtout, les exonérations de cotisations mises
en place par les précédents gouvernements ne s'appliquent qu'aux salariés à
temps partiel et aux salariés payés au SMIC : dès lors qu'un employeur offre
des emplois à plein temps payés quelques centaines de francs au-dessus du SMIC,
les exonérations disparaissent, le taux global de cotisations patronales
retrouvant son niveau de 45 % dès 1,3 SMIC (soit à peine plus de 6 500 francs
net par mois).
En réalité,
les "économistes contre la pensée unique" semblent sincèrement
convaincus que les salariés modestes feront les frais d'une politique de baisse
du coût du travail peu qualifié. Ils souhaitent donc minimiser l'importance de
ce facteur explicatif du sous-emploi en France. Jean Gadrey et Florence Jany
Catrice écrivent avec raison que les salariés américains du commerce de détail sont
moins bien traités que leurs homologues français, notamment du fait d'une
protection sociale inférieure. Mais pourquoi vouloir ignorer qu'il est possible
d'abaisser le coût du travail peu qualifié tout en continuant d'offrir des
conditions de vie décentes aux salariés modestes ?
Comme je
l'ai écrit à de nombreuses reprises, le prélèvement fiscalo-social est
globalement très peu progressif en France, et je suis convaincu qu'il est
possible de diminuer les prélèvements pesant sur le travail peu qualifié sans
remettre en question le financement de la protection sociale. Les
"économistes contre la pensée unique" ont parfaitement le droit
d'être plus pessimistes et de penser que cette solidarité est impossible à
mettre en oeuvre, mais il faut qu'ils présentent leur position pour ce qu'elle
est, à savoir la stratégie de la renonciation.
PAR THOMAS
PIKETTY
Thomas
Piketty est économiste au CNRS (Cepremap).