Le Monde
13 mars
2002, page 20
HORIZONS -
DÉBATS
Refonder
l'impôt sur le revenu
PIKETTY
THOMAS
EN annonçant
son intention d'abaisser d'un tiers l'impôt sur le revenu (IR), Jacques Chirac n'a
pas véritablement surpris. A chaque fois que la droite s'est retrouvée au
pouvoir ces quinze dernières années, elle a immédiatement mis en place une
baisse significative de l'IR (en 1986-1987, en 1993
et en 1996). Et, à partir du moment où le gouvernement Jospin-Fabius
avait fait le choix de réduire lui aussi les taux de l'impôt sur le revenu en
2000-2001, il était prévisible que Jacques Chirac cherche à se différencier de
la gauche en proposant une baisse encore plus importante.
Cette
course-poursuite à la baisse est regrettable, car elle occulte les véritables
enjeux. La priorité en France aujourd'hui n'est pas de réduire massivement l'IR.
D'abord,
parce qu'il est socialement injuste d'abaisser sans cesse le poids du principal
impôt progressif, alors que celui des prélèvements proportionnels ou régressifs
(CSG, TVA, etc.) ne cesse de s'accroître (et ce, alors même que la France est,
parmi les pays développés, celui où l'IR pèse le
moins lourd).
Ensuite,
parce que ce n'est pas en gaspillant ainsi nos marges de manoeuvre budgétaires
que l'on va résoudre les problèmes de la France, au premier rang desquels
l'emploi. Les allégements de charges sociales sur les bas salaires, mis en
place par les gouvernements successifs, ont permis d'enrayer la progression du
chômage, et ces dispositifs doivent maintenant être pérennisés et amplifiés,
notamment afin d'éviter le développement de trappes à bas salaire.
En
Allemagne, le chancelier Schröder avait tout misé, en 1998, sur la baisse de
l'impôt sur le revenu. Quatre années plus tard, force est de constater que cela
n'a rien résolu, et les Allemands en viennent maintenant à réaliser qu'il est
plus judicieux d'alléger les charges sociales.
Enfin, et
c'est sur ce point que je voudrais insister ici, l'impôt sur le revenu mérite
mieux qu'une course-poursuite à la baisse. Si l'IR
est mal accepté, ce n'est pas tant du fait de son montant global que de son
manque d'équité et de lisibilité. Une refondation profonde est aujourd'hui
nécessaire pour réconcilier les Français avec leur impôt sur le revenu.
La première
condition pour qu'un impôt progressif soit accepté est l'équité horizontale.
Les contribuables doivent avoir la certitude que les revenus sont taxés à
l'identique pour tous : deux foyers disposant du même revenu doivent payer le
même impôt, quelles que soient leurs sources de revenus.
Le problème
est que ce principe minimal (" à revenu égal, impôt égal ") n'est pas
respecté. Les exonérations et les niches fiscales se sont accumulées dans des
proportions invraisemblables. Le résultat est que chaque contribuable considère
qu'il fait les frais de ce système opaque et suspecte son voisin de mieux tirer
parti des dispositifs en vigueur.
Sur 500 milliards
de francs de revenus de capitaux mobiliers (intérêts et dividendes) reçus
chaque année par les ménages, seuls 100 milliards se retrouvent dans l'assiette
de l'impôt sur le revenu. Les 400 milliards restants bénéficient d'exonérations
diverses et variées : prélèvement libératoire, plans d'épargne qui n'ont
souvent de populaire que le nom, assurance vie, etc. Tout cela dans un pays qui
regorge d'épargne à ne plus savoir quoi en faire, et où les salaires sont
imposables au premier franc !
Avant
d'envisager une baisse des taux d'imposition, il est indispensable de s'attaquer
à cette " inéquité " flagrante entre
revenus du capital et revenus du travail. Le problème
est que le gouvernement vient de faire exactement l'inverse ! En même temps
qu'il a réduit les taux d'imposition, il a créé de nouvelles niches fiscales :
détaxation des stock-options, relèvement de 30 % du plafond du plan d'épargne
en actions (PEA), etc.
A l'avenir,
il faudrait conditionner toute baisse de taux sur des élargissements
d'assiette. Le plus logique serait de commencer par supprimer le prélèvement libératoire
(qui permet à tous les intérêts d'obligations d'échapper au barème progressif)
et par rapprocher les plus-values du régime d'imposition de droit commun. Et,
dans ce domaine, il y a fort à parier que rien ne sera fait si des engagements
précis ne sont pas pris pendant la campagne.
L'autre
grande carence de notre impôt sur le revenu est son manque de lisibilité. Pour
qu'un impôt progressif soit véritablement démocratique et accepté comme tel, il
faut que chaque citoyen puisse le plus simplement
possible se faire une idée de qui paye quoi. Personne ne comprend rien au
barème d'imposition et à son système de tranches de taux marginaux !
Combien de
fois entend-on des contribuables s'inquiéter (à tort) du fait qu'ils vont
bientôt " sauter une tranche ", et par là même subir une perte nette
de revenu disponible... Un timide progrès a été réalisé récemment, avec
l'inscription sur les avis d'imposition du taux effectif d'imposition,
c'est-à-dire du montant de l'impôt exprimé en pourcentage du revenu. C'est très
insuffisant, car cela ne donne aucune information sur ce payent les autres, et
sur ce que l'on paierait soi-même avec un autre revenu.
Tout le
monde continue de retenir les taux marginaux du barème d'imposition reproduit
chaque année dans la presse, et de ne rien y comprendre. La conséquence est que
le débat se focalise sur le taux marginal supérieur à 52,75 %, alors qu'en
réalité seuls des revenus de plusieurs millions de francs font face à des taux
effectifs d'imposition s'approchant de 40 %/50 %.
Pour mettre
fin à cette opacité, il n'existe qu'une seule solution : il faut abandonner
toute référence aux tranches de taux marginaux, et exprimer le barème
d'imposition en termes de taux effectifs directement applicables aux revenus.
Par exemple, on pourrait dire que le taux effectif est de 10 % pour un revenu
de 300 000 francs par an, atteint 20 % pour un revenu de 600 000 francs et 50 %
pour un revenu de 5 millions de francs (ces taux sont pris à titre d'exemple,
et ils sont assez proches des taux actuels pour une situation familiale
moyenne).
Entre ces
taux, il suffit de tracer des lignes droites. Pour un revenu de 450 000 francs,
le taux effectif serait de 15 %, soit 67 500 francs d'impôt. Avec un tel
système, chacun saurait immédiatement qui paye quoi. Ce système a en réalité
déjà été appliqué en France de 1936 à 1942. Introduit par le Front populaire
dans un souci de transparence démocratique, il fut supprimé sous Vichy, au
motif qu'il était " trop transparent "... Depuis 1942, on a toujours
utilisé des barèmes en tranches de taux marginaux, à tel point que l'on a
pratiquement oublié qu'il existait une autre façon de procéder, nettement plus
satisfaisante d'un point de vue civique.
Il
conviendrait également de supprimer l'autre facteur d'opacité qu'est
l'abattement de 20 % et de réduire les taux d'imposition d'autant.
Actuellement, tous les salaires et la quasi- totalité des revenus d'activité
des non-salariés (soit au total plus de 90 % des revenus) bénéficient de cet
abattement, et la conséquence est que l'on affiche des taux d'imposition plus
élevés que les taux réels, ce qui, là encore, obscurcit les perceptions du
poids réel de l'impôt.
Tout le
monde en convient, mais cette réforme bloque à chaque fois sur le fait que l'on
avantagerait ainsi les revenus qui ne bénéficient pas de l'actuel abattement de
20 %, à savoir les rares revenus du capital qui sont encore soumis à l'impôt
sur le revenu. Mais, à partir du moment où l'on décide dans le même temps de
réintégrer dans l'impôt de droit commun une masse importante de revenus du
capital actuellement exonérés, cet obstacle tombe. La suppression du
prélèvement libératoire et la réintégration des plus-values compenseraient
largement la suppression des 20 %. On ferait ainsi d'une pierre deux coups, en
annulant les deux principales bizarreries de l'assiette actuelle.
Que l'on ne
s'y trompe bas : ces deux bizarreries ont des racines historiques profondes, et
leur suppression aurait une grande importance symbolique. L'abattement de 20 %
est l'héritier en ligne directe des mesures qui avaient été prises pour
favoriser les salariés lors de la création de l'impôt sur le revenu en
1914-1917, dans un contexte où l'aisance était synonyme de patrimoine et où les
cadres n'avaient pas encore remplacé les rentiers.
Les
exonérations et autres niches fiscales dont bénéficient nombre de revenus du
capital (à commencer par le prélèvement libératoire) ont été mis en place à la
suite de la seconde guerre mondiale, dans un contexte où il s'agissait au
contraire de donner de l'air aux patrimoines, fortement ébranlés par
l'inflation, la crise des années 1930 et les destructions dues aux guerres.
Chacun de
ces dispositifs était justifié en son temps, mais ces justifications ont
aujourd'hui disparu. En y mettant fin et en exprimant le barème en taux
effectif, la France se doterait enfin d'un impôt moderne, équitable et lisible.
Idéalement, on pourrait également rendre le système plus transparent en
individualisant l'impôt, en remplaçant le quotient familial par des réductions
d'impôt forfaitaires pour chaque enfant, et en instaurant la retenue à la
source.
Dominique
Strauss-Kahn, dans son livre La Flamme et la Cendre (Grasset), a lancé un débat
salutaire sur le " socialisme de la production ". La gauche ne peut
effectivement pas se contenter de faire de la redistribution, et elle doit
réinvestir sans complexe ni tabou idéologique le champ de la production, en
menant une politique industrielle active lorsque cela est utile, et en remplaçant
la propriété publique du capital des entreprises par d'autres modes de
régulation lorsque cela est efficace.
Mais ce
débat ne doit pas avoir pour effet de masquer le fait que la redistribution
demeure indispensable. Le marché distribue toujours beaucoup plus mal qu'il ne
produit, et l'impôt progressif a joué un rôle essentiel dans la réduction des
inégalités sur longue période. Si on fait le bilan de ce qu'a voulu réaliser la
gauche au XXe siècle, on trouve des échecs désastreux
(c'est le cas évidemment de l'appropriation collective des moyens de
production), mais on trouve aussi des institutions qui ont globalement très
bien fonctionné, comme l'impôt progressif. La gauche ne doit pas laisser
l'impôt sur le revenu dépérir lentement, faute de l'avoir réformé à temps.
PAR THOMAS
PIKETTY
Thomas Piketty est économiste, directeur d'études à l'Ecole des
hautes études en sciences sociales ; il est membre du Conseil d'analyse
économique (CAE) depuis 1999.