Le Monde
11 juin 2003,
page 14
HORIZONS -
DÉBATS
Les riches
peuvent-ils payer les retraites ?
PIKETTY
THOMAS
Le conflit sur les retraites est avant tout un conflit sur la répartition
des richesses, et il se nourrit des incertitudes qui y sont liées.
Pour les opposants les plus déterminés à la réforme Fillon, la question ne
fait guère de doute : il est inacceptable de demander des efforts aux
salariés moyens, puisqu'il suffirait pour résoudre le problème du financement
de ponctionner les nantis, les spéculateurs, les revenus financiers, les
stock-options, etc. D'où
la question : les riches sont-ils effectivement assez riches pour payer
les retraites ? La réponse à cette question est malheureusement négative.
Les riches sont (trop) riches, mais la masse des retraites à financer, compte
tenu de l'allongement de l'espérance de vie, est encore plus gigantesque. Les
ordres de grandeur ne sont tout simplement pas les mêmes.
Actuellement, le taux le plus élevé de l'impôt sur le revenu est de
50 %. Il s'applique à la fraction des revenus (avant toute déduction)
supérieure à 130 000 euros par an pour un couple et 65 000 euros pour
une personne seule, soit environ 250 000 foyers.
Supposons que l'on porte ce taux à 100 %, ce qui reviendrait à
instituer un revenu légal maximal de 65 000 euros par personne, et que les
personnes concernées continuent de déclarer les mêmes
revenus (hypothèse optimiste s'il en est). Sur la base des revenus déclarés en
2002, une telle mesure rapporterait à peine 7 milliards d'euros, soit
guère plus de 0,4 point de PIB (produit intérieur brut, c'est-à-dire le total
des richesses produites en France chaque année).
Si l'on se contentait de relever le taux supérieur à 75 %, mesure déjà
audacieuse dans le contexte fiscalo-européen actuel,
les recettes seraient de 0,2 point de PIB. Il s'agit là de sommes non
négligeables (le budget de l'enseignement supérieur représente par exemple
moins de 0,6 point de PIB), mais très insuffisantes pour payer les retraites.
D'après le Conseil d'orientation des retraites, dont personne ne semble
contester les simulations, le déficit de notre système de pensions atteindra 4 points
de PIB par an en 2040 si l'on ne prend aucune mesure et plus de 6 points de PIB
si l'on annule les mesures Balladur et que l'on revienne à 37,5 années pour
tous. Autrement dit, en instituant un revenu maximal légal à 65 000 euros
par an et par personne, on ne couvrirait qu'à peine 10 % des besoins de
financement (légèrement plus si l'on prenait en compte les revenus exonérés).
Les riches sont riches, mais il ne sont pas assez
nombreux.
Et le fait d'avoir recours à d'autres prélèvements que l'impôt sur le
revenu, comme une taxe sur les revenus boursiers, les profits, la valeur
ajoutée, les transactions financières, etc., ne changerait rien à l'affaire.
Par définition, quels que soient l'intitulé et le mode de perception
utilisés, tout prélèvement finit toujours par être payé intégralement par les
ménages. En particulier, il n'existe pas de prélèvement payé par les
entreprises, ces dernières se contentant de répercuter leurs charges sur les
ménages salariés qui travaillent pour elles, les ménages actionnaires qui les
possèdent ou les ménages consommateurs qui achètent leurs produits. Et quel que
soit le prélèvement utilisé, le fait est que les ménages disposant de revenus
supérieurs à 65 000 euros par an et par personne ne paieront jamais plus
de 0,4 point de PIB.
On pourrait bien sûr lever des sommes plus substantielles en abaissant le
seuil de 65 000 euros. Mais il faudrait l'abaisser très fortement, et les
forces politiques et sociales susceptibles de soutenir une telle politique de
redistribution risquent fort d'être maigrichonnes. Par exemple, il n'est pas
certain que les enseignants, dont beaucoup terminent leur carrière aux
alentours de 30 000-40 000 euros (voire davantage), en fassent
partie.
Le fait que les riches ne soient pas assez nombreux pour tout financer
n'implique certes pas qu'il faille les dispenser de tout effort, bien au
contraire. Comment justifier des sacrifices demandés aux ménages moins
favorisés si l'on ne commence pas par exiger des mieux lotis qu'ils montrent
l'exemple ? Par ailleurs, l'histoire a montré qu'une fiscalité fortement
progressive sur les hauts revenus, bien qu'insuffisante pour dégager des marges
de manœuvre substantielles d'un point de vue macroéconomique, était un
instrument indispensable pour éviter que ne se reconstitue une société de
rentiers.
En accordant des largesses aux contribuables aisés à son arrivée au pouvoir
(baisse de l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur la fortune), le gouvernement
Raffarin n'a guère contribué à crédibiliser les sacrifices qu'il demande
aujourd'hui à la masse de la population.
L'honnêteté oblige néanmoins à reconnaître que l'essentiel de l'effort
concernant la réforme des retraites devra dans tous les cas de figure reposer
sur des couches de la population nettement plus larges que les seuls "riches".
Il n'existe pas de prélèvement miracle ou de trésor caché.
Ce préalable établi, on peut passer à la seule question importante. Compte
tenu du fait que l'effort devra être largement réparti dans la population,
quelle partie de l'effort doit prendre la forme d'une hausse de prélèvements,
et quelle partie doit correspondre à un allongement de la durée de
cotisation ? Tout le monde sait que les prélèvements augmenteront :
personne ne veut de l'allongement de neuf ans de la durée de cotisation qui
serait nécessaire pour financer l'intégralité du déficit de 4 points de PIB
prévu à l'horizon 2040.
La question est : les hausses de prélèvements doivent-elles couvrir
100 % du déficit, ou bien doit-on jouer également sur la durée ? Dans
la réforme proposée (passage du public de 37,5 à 40 ans d'ici à 2008, puis
passage du public et du privé à 41 ans en 2 012 et 42 ans en 2 020),
l'allongement de la durée de cotisation couvre à peine 35 % du déficit à
l'horizon 2020, ce qui signifie qu'au moins 65 % de l'effort sera
nécessairement pris en charge par une hausse de prélèvements, que ce soit au
moyen de cotisations nouvelles ou de transferts du budget général au fonds de
réserve.
On peut reprocher au gouvernement d'être insuffisamment précis et imaginatif
sur les prélèvements qui augmenteront, et faire des propositions détaillées en
ce sens.
On peut également défendre l'idée selon laquelle cet équilibre 35 %-65%
devrait être ramené à 30 %-70%, ou même 25 %-75%, en indiquant
précisément les catégories de métiers particulièrement pénibles pour lesquelles
la durée devrait être réduite. Mais il est malhonnête de laisser croire que la
réforme proposée fait tout peser sur l'allongement de la durée de cotisation et
qu'un gouvernement de gauche parviendrait à un équilibre radicalement
différent.
Thomas Piketty est directeur
d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).