Le Monde
6 novembre
1998, page 7
La baisse
des taux supérieurs de l'impôt sur le revenu ne stimulerait pas l'économie
L'économiste
Thomas Piketty présente une étude iconoclaste sur la " courbe de Laffer
"
MAUDUIT
LAURENT
Auteur,
voilà un an, d'une étude sur les charges sociales qui avait été à l'origine
d'une longue controverse, l'économiste Thomas Picketty vient de publier, sous
l'égide de la direction de la prévision, un nouveau rapport, consacré, cette
fois, à l'impôt sur le revenu. Présentant des statistiques inédites, il
conteste que la baisse des taux d'imposition pour les revenus les plus élevés
ait une utilité économique.
ET SI
L'ÉCONOMISTE libéral américain Arthur Laffer, qui est passé à la postérité pour
avoir dessiné la fameuse courbe qui porte son nom, s'était trompé ? On aurait
tort de penser que la question ne passionnera que quelques experts en sciences
économiques. Un chercheur français, Thomas Piketty, vient, en effet, de publier
une étude sur le sujet qui invite à cette conclusion. Et elle risque de
relancer une controverse qui n'est pas réservée aux initiés puisqu'elle
concerne l'impôt sur le revenu.
Tous les
étudiants en sciences économiques connaissent ce qu'est la célèbre "
courbe de Laffer ". La légende veut que l'économiste ait, un soir, sur la
nappe d'une table de restaurant, dessiné une courbe en cloche pour convaincre
l'un de ses interlocuteurs du bien-fondé de sa thèse : plus un prélèvement est
assorti de taux d'imposition élevés, plus les recettes fiscales de l'Etat
augmentent; mais au-delà d'un certain seuil d'imposition, les recettes
commencent à décroître, car une fiscalité trop forte dissuade les agents
économiques de travailler. Très controversée parmi les économistes, la thèse a
cependant connu un grand succès en France. La droite y fait fréquemment
référence pour justifier la priorité qu'elle donne à une politique de baisse de
l'impôt sur le revenu. " Trop d'impôt tue l'impôt ", a fréquemment
répété Jacques Chirac.
C'est donc
cette thèse qui est en arrière-plan de l'étude que M. Piketty, chercheur au
CNRS, vient de publier, sous sa propre responsabilité, dans un document de
travail de la direction de la prévision du ministère des finances. Les
conclusions de cette enquête vont radicalement à l'opposé des priorités
fiscales défendues par les experts fiscaux du RPR et de l'UDF.
Pour dresser
son constat, l'économiste, qui a bénéficié de statistiques fiscales inédites, a
cherché à mesurer les effets sur les revenus des contribuables les plus
fortunés des grandes variations de l'impôt sur le revenu depuis vingt-cinq ans
: la création de la tranche à 65 % et le plafonnement du quotient familial en
1981-1982, et l'abaissement des taux supérieurs en 1986-1987, puis les baisses
de 1994 et 1996. Or ces modifications, à la hausse dans le premier cas, à la
baisse dans le second cas, n'ont conduit " à aucune variation importante
des revenus concernés ", note l'auteur, qui ajoute : " Les
fluctuations observées s'expliquent principalement par le cycle économique et
non par la fiscalité. "
Au terme de
simulations complexes, le chercheur établit précisément que les "
élasticités " du revenu imposable vis-à-vis des taux supérieurs
d'imposition sont infimes, pour ne pas dire nulles : une hausse ou une baisse
fiscale de 100 francs pour les tranches hautes du barème n'affecterait l'ensemble
des revenus imposables des contribuables concernés que dans la proportion de 10
à 20 francs. Autrement dit, les statistiques fiscales françaises ne
valideraient pas la thèse de Laffer, les plus hauts revenus étant presque
insensibles aux fluctuations des taux d'imposition. A moins, rectifie M.
Piketty, que la France soit encore " très loin " - quoi qu'en dise la
droite - " du sommet de la "courbe de Laffer" ". " Le
fait que la baisse des taux marginaux du barème de 1993-1996 ait mécaniquement
conduit à une baisse des recettes fiscales suggère assez clairement que le
sommet de la courbe de Laffer n'a pas été atteint en France ",
explique-t-il.
Ce constat a
une implication forte : les baisses de l'impôt sur le revenu coûtent
excessivement cher aux finances publiques, pour un gain de stimulation de
l'économie qui est dérisoire. M. Piketty cite ainsi un chiffre " trop peu
connu " : " Si les recettes de l'impôt sur le revenu en 1997, dit-il,
représentaient le même pourcentage du revenu imposable total des Français qu'en
1992, alors l'Etat disposerait de recettes supplémentaires de l'ordre de 70
milliards de francs. " Pour bien établir que ce chiffre de 70 milliards
est incontestable, l'auteur présente un autre mode de calcul : " En francs
courants, les recettes ont baissé en cinq ans d'environ 20 milliards (de 310 à
290 milliards), alors que les revenus nominaux progressaient d'environ 15 %
", ce qui conduit au même résultat.
DES BAISSES
" POUR RIEN "
Or, avec les
baisses d'impôt successives décidées par Edouard Balladur puis Alain Juppé,
poursuit M. Piketty, l'Etat s'est privé de cette marge de manoeuvre. Et tout
cela, pour quel résultat ? " Pour rien ", tranche l'économiste, avant
d'ajouter : " Il est assez frappant de constater que tout le monde s'interroge
sans cesse sur l'efficacité des 40 milliards de francs de baisse de charges sur
les bas salaires, alors que personne ne semble se demander à quoi ont servi ces
70 milliards de baisse de l'impôt sur le revenu ".
La critique
est perfide. A droite - mais aussi dans certains cercles socialistes -, on
avait fait grand cas d'une autre étude fameuse de M. Piketty, publiée voilà un
an sous l'égide de la Fondation Saint- Simon en faveur d'une politique active
de baisse des charges sociales. Avec le recul, les experts de l'UDF et du RPR
auront quelques bonnes raisons de penser qu'ils ont applaudi un peu trop vite.
LAURENT
MAUDUIT