Le Monde
5 novembre
1996, page 3
LE MONDE
ECONOMIE
ENJEUX ET
STRATEGIES DOSSIER L'EMPLOI AMERICAIN A PLEIN REGIME
Thomas
Piketty, chargé de recherches au CNRS
"Subventionnons
les bas salaires en France"
LARONCHE
MARTINE
"En
quoi les Etats-Unis peuvent-ils être un modèle pour la France dans sa lutte
contre le chômage ?
Aux
Etats-Unis, le problème n'est plus de créer des emplois. Ce qui importe, c'est
d'éviter le sous-emploi et le retrait du marché du travail des populations non
qualifiées. Pour remobiliser celles-ci, il faut rendre les emplois plus
attractifs.
" En
France, l'approche est différente. La lutte contre le chômage s'est focalisée
exclusivement sur la baisse du coût du travail à bas salaire, afin de relancer
la demande des entreprises. Certains économistes estiment même qu'une
diminution du salaire minimum pourrait augmenter le volume total d'emplois. Or,
en baissant les cotisations patronales, on ne change rien à ce que perçoivent
les employés, et c'est là tout le problème.
Il faudrait
donc augmenter les bas salaires en France ?
Oui, et pour
cela il y a deux stratégies possibles, toutes deux mises en oeuvre aux
Etats-Unis. Premièrement, on augmente le salaire minimum, comme vient de le
faire Bill Clinton, ce qui revient à faire payer aux employeurs la
redistribution vers les bas salaires. Mais en France, où le salaire minimum est
relativement élevé comparé aux Etats-Unis, ce n'est certainement pas le mode
d'action qu'on va privilégier.
" La
deuxième solution, également relancée par Bill Clinton, repose sur des
mécanismes d'allégements d'impôts et de transferts fiscaux en direction des bas
salaires. Actuellement, le principal dispositif, l'Earned Income Tax Credit,
est un crédit d'impôt égal à 40 % du revenu gagné, jusqu'à concurrence de 9 000
dollars par an (soit un revenu annuel d'environ 45 000 francs). Si ce crédit excède
les impôts à payer, le reliquat est versé sous forme de chèque à l'intéressé.
Ainsi, un salarié gagnant l'équivalent de 4 000 francs par mois touchera 5 600
francs. Ce crédit d'impôt est ensuite dégressif jusqu'à disparaître à partir de
30 000 dollars par an (de l'ordre de 150 000 francs par an). Ce mécanisme
existe depuis 1975, mais le transfert a été considérablement augmenté en 1993.
Il reste cependant limité puisqu'il ne s'applique à taux plein qu'aux ménages
avec deux enfants ou plus. Son coût actuel atteint 0,3 % du PIB américain, à
comparer au coût des baisses de charges patronales sur les bas salaires en
France, qui se montent à 0,4 % du PIB. Si on voulait étendre ce dispositif à
tous les bas salaires, sans paramètre familial, son coût passerait d'environ 25
milliards de dollars à 100 milliards.
Quelle est
l'efficacité de ce mécanisme d'allégement d'impôts et que pourrait donner une
telle réforme fiscale en France ?
Une
expérience menée au Canada peut servir d'exemple. En 1994, 6 000 personnes
touchant le welfare le minimum social le plus répandu depuis au moins un an ont
été sélectionnées au hasard au Nouveau-Brunswick et en Colombie-Britannique. La
moitié des gens se sont vu proposer un transfert fiscal s'ils trouvaient un
emploi à plein temps au salaire minimum, ce qui avait pour effet de doubler
l'écart de revenu disponible avec les allocations qu'ils touchaient. Un an
après, plus de 25 % d'entre eux étaient employés, contre moins de 11 % pour les
autres, ceux qui n'avaient pas bénéficié de l'avantage fiscal. L'incitation a
donc fonctionné.
" La
stratégie française est de réduire les charges patronales sur les bas salaires.
On peut se demander s'il ne serait pas opportun de s'inspirer du modèle
américain en baissant les cotisations payées par les employés qui touchent le
salaire minimum. Subventionnons les bas salaires ! On pourrait même agir sur
les deux leviers et, plutôt que d'alléger de 20 % les cotisations patronales,
comme cela est fait actuellement, ne les diminuer que de 10 % et diminuer
d'autant les cotisations salariales, ce qui ferait passer le SMIC grosso modo
de 5 000 francs net à 5 700 francs. Une telle évolution permettrait, en France,
d'augmenter les écarts de pouvoir d'achat entre les minima sociaux (RMI,
allocation de solidarité spécifique, allocation de parent isolé...) et le SMIC.
" A
l'heure actuelle, les allègements de cotisations patronales s'annulent à 1,3
fois le SMIC, et cette très forte concentration sur les bas salaires bloque
toute progression salariale normale. Il faudrait donc également modifier ce
mode de calcul afin que la réforme puisse fonctionner à plein, par exemple en
instituant un abattement uniforme pour la partie du salaire inférieure ou égale
au SMIC. Le coût supplémentaire serait de l'ordre de 85 milliards de francs, et
on pourrait en espérer de 400 000 à 600 000 créations d'emploi.
Comment
pourrait-on financer cette réforme ?
Il serait
illusoire de penser que cette redistribution peut se financer uniquement en
taxant davantage les revenus de l'épargne actuellement exonérés. Il faudrait
probablement augmenter les taux des cotisations pour les salaires élevés. De
fait, aux Etats-Unis, l'augmentation des transferts fiscaux en direction des
bas salaires s'est accompagnée d'une forte croissance du prélèvement sur les
tranches supérieures de l'impôt sur le revenu, passé de 31 % à 39 % en 1993;
leur extension à tous les bas salaires exigerait que l'on augmente les recettes
de l'impôt sur le revenu de plus de 10 %, ce qui n'est guère à l'ordre du jour.
Du point de
vue de la réglementation du travail, certains réclament une plus grande
souplesse, à l'instar de ce qui se fait aux Etats-Unis...
En France,
il y a une certaine hypocrisie à opposer le modèle américain au modèle
français, car on développe la flexibilité au travers des temps partiels et des
contrats à durée déterminée et par un très fort recours aux heures
supplémentaires. Au final, cette tendance nous rapproche d'une flexibilité à
l'américaine.
" Des
deux côtés de l'Atlantique, on se trouve de bonnes raisons de rejeter les
politiques de l'emploi de l'autre. En France, nous nous rassurons en nous
disant qu'au moins nous conservons un certain modèle social face à une
paupérisation des bas salaires aux Etats-Unis. De leur côté, les Etats-Unis
adoptent souvent une vision caricaturale en considérant que le problème du
non-emploi est uniquement européen à cause des rigidités sociales.
" En
réalité, si on additionne le taux de chômage actuel aux Etats-Unis avec le taux
de non-participation au marché du travail des populations les moins qualifiées,
y compris le million et demi de jeunes en prison, on aboutit à un total de
l'ordre de 10 %, qui n'est pas si éloigné du nôtre.
En France,
il serait bon de reconnaître que la participation à l'offre de travail des
populations sous-qualifiées est à prendre plus au sérieux. Mais un
accroissement de l'écart de pouvoir d'achat entre le SMIC et les minima sociaux
reste tabou. Il existe en effet deux méthodes : soit on augmente les bas
salaires, soit on abaisse, voire on supprime, les minima sociaux. Aux
Etats-Unis, le débat politique a intégré cette problématique à droite comme à
gauche, les républicains prônant une amputation des minima sociaux, les
démocrates une revalorisation des bas salaires."
PROPOS
RECUEILLIS; PAR MARTINE LARONCHE