Chaque mardi: Économiques (20 avril 2010)
Les prévisions du Conseil d'orientation des retraites (COR) sont-elles volontairement catastrophistes ? En vérité, ce qui pose problème, ce sont surtout les interprétations trompeuses qu'en font la droite, le Medef et tous ceux qui veulent faire peur. Pour l'essentiel, le COR s'est contenté de rappeler ce que nous savions déjà. Pour régler le problème des retraites à l'horizon 2030, il suffit d'augmenter le taux de cotisation de 5 points. Ou bien de travailler 5 ans de plus. Ou toute combinaison des deux mesures. Si l'on se projette en 2050, ces chiffres doivent être multipliés par deux. Ces projections sont évidemment très incertaines. Mais le COR a fait de son mieux, et les ordres de grandeur fournissent un guide utile pour la réflexion.
Actuellement, nous versons chaque mois environ 25% de nos salaires bruts en cotisations retraite. Si nous faisons le choix de porter progressivement ce taux à 30% d'ici 2030 (et 35% d'ici 2050), alors tous les déficits disparaissent. Certes, ce choix n'a rien d'évident, car il amputera une part non négligeable des faibles gains de pouvoir d'achat à venir. Si ces derniers se limitent à 1% par an dans les 20 ans qui viennent, alors la hausse des cotisations en absorbera un quart. Mais c'est un choix collectif que rien ne nous interdit de faire.
Alors, pourquoi se dispute-t-on? La première complication est justement que plusieurs choix sont possibles. On peut faire porter une partie seulement de l'ajustement sur les hausses de cotisations, et l'autre partie sur l'amélioration du taux d'emploi des seniors d'ici à 2030. Pour tous ceux qui ont la chance d'avoir un travail qu'ils aiment (et on peut espérer qu'ils deviendront de plus en plus nombreux), la mise à la retraite n'est pas forcément synonyme d'émancipation. Le problème est qu'en acceptant de discuter de l'allongement de la durée passée au travail, on peut se retrouver à pénaliser des personnes qui ne peuvent tout simplement pas travailler plus longtemps. De ce point de vue, l'augmentation de l'âge légal de départ à la retraite de 60 ans serait la pire des solutions. Et vu que le pouvoir en place refuse toute discussion sur l'augmentation des cotisations, on se retrouve dans un dialogue de sourds.
La seconde complication tient au fait qu'il serait extrêmement malvenu avec la récession actuelle de ponctionner les salariés. Et ce serait injuste : une bonne part des déficits de la période 2010-2020 provient de l'arrivée à la retraite des générations nombreuses du baby boom. Ce choc aurait dû être provisionné. Un fonds de réserve des retraites avait bien été créé sous le gouvernement Jospin, mais il n'a pas été alimenté depuis 2002. L'irresponsabilité budgétaire a atteint depuis 2007 de nouveaux sommets : on a distribué sans compter des milliards en niches fiscales nouvelles et autres dépenses inutiles (voire nuisibles : heures supplémentaires, intérêts d'emprunt), sans mettre un centime dans le fonds de réserve. Il faut commencer par annuler ces mesures. Et il est parfaitement légitime pour amortir le choc du baby-boom d'avoir recours à des financements exceptionnels (profits et revenus financiers, etc.), comme vient de le proposer Martine Aubry.
Mais on ne va pas rétablir l'équilibre des retraites en 2030 ou 2050 uniquement en taxant les profits pétroliers ou bancaires. Ce ne serait d'ailleurs pas sain : afin de maintenir un lien fort entre travail et retraite, il est préférable que les cotisations demeurent la source principale de financement. On en vient à la troisième complication, la plus substantielle. Il est très difficile dans le cadre du système actuel d'avoir un débat serein sur le taux de cotisation et la part du revenu national que l'on souhaite consacrer aux retraites. Pour une raison simple : du fait de l'empilement des régimes (salariés, non salariés, public, privé, cadres, non cadres, etc.) et de l'extrême complexité des règles en vigueur, personne ne comprend rien au lien entre cotisations et montants des pensions.
Une remise à plat s'impose. Avec Antoine Bozio, nous avons proposé un régime unique fondé sur des comptes personnels de droits à la retraite, et sur une amélioration du système suédois (qui comporte de nombreux défauts). Mais on peut tout aussi bien unifier tous les régimes en maintenant une présentation sous forme de taux de remplacement à appliquer aux anciens salaires. Si l'on prend en compte toutes les années de travail, ce qui est le plus juste pour les carrières longues et les métiers pénibles, alors les deux options sont équivalentes. En proposant d'universaliser enfin le droit à la retraite (comme on l'a fait pour le droit à l'assurance maladie et aux allocations familiales, et comme il faudra le faire pour l'assurance chômage, qui exclut beaucoup de précaires du public), la gauche pourrait reprendre l'initiative sur les retraites, et montrer qu'elle se soucie à la fois des mesures financières de court terme et de l'équilibre de long terme.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.