Chaque mardi: Économiques (22 novembre 2011)
Disons-le d'emblée: le calamiteux directoire Sarkozy-Merkel est sur le point de faire exploser la construction européenne. Voici deux ans que ces deux là nous annoncent tous les mois des sommets de la dernière chance et des solutions durables, immédiatement démentis par les faits quelques semaines plus tard. Le 27 octobre, on a été jusqu'à demander à la Chine et au Brésil de nous prêter de l'argent pour nous aider à sortir de la crise de la zone euro... Ce pathétique appel à l'aide restera sans doute comme le sommet de l'incompétence économique et de l'impuissance politique du quinquennat Sarkozy.
Pour une raison simple: nous sommes la zone économique la plus riche du monde, et cela n'a aucun sens de demander de l'aide à des pays plus pauvres que nous... Le PIB de l'UE dépasse les 12 000 milliards d'euros (9 000 milliards pour la zone euro), contre 4 000 milliards pour la Chine et 1 500 milliards pour le Brésil. Surtout, les ménages de l'UE possèdent un patrimoine total de plus de 50 000 milliards d'euros (dont plus de 25 000 milliards d'actifs financiers). Soit 20 fois plus que les réserves chinoises (2 500 milliards d'euros), et 5 fois plus que la totalité des dettes souveraines européennes (10 000 milliards). Nous avons parfaitement les moyens de résoudre tous seuls nos problèmes de finances publiques - pour peu que l'Europe cesse de se comporter comme un nain politique et une passoire fiscale.
Il y a plus grave encore. Aujourd'hui, l'Europe est moins endettée que les Etats-Unis, le Royaume-Uni et le Japon, et pourtant c'est nous qui connaissons une crise de la dette souveraine. La France se retrouve ainsi à payer un taux d'intérêt de près de 4%, peut-être 5%, 6% ou même d'avantage dans les mois qui viennent, alors que ces trois pays empruntent à tout juste 2%. Pourquoi? Parce que nous les sommes seuls à avoir une banque centrale qui n'est pas adossée à une autorité politique et à un gouvernement économique, si bien qu'elle ne peut jouer pleinement son rôle de prêteur de dernier recours et calmer les marchés. Avec une dette inférieure à celle des britanniques, nous allons nous retrouver à payer une masse d'intérêts de la dette bien supérieure... L'Europe devrait être là pour nous protéger, pas pour nous rendre plus vulnérables et aggraver nos problèmes budgétaires !
Alors, que faire? Il faut d'urgence mettre au point un nouveau traité permettant aux pays qui le souhaitent (à commencer par la France et l'Allemagne) de mettre en commun leurs dettes publiques, et en contrepartie de soumettre leurs décisions budgétaires à une autorité politique fédérale forte et légitime. Quelle doit être cette autorité politique fédérale? C'est le coeur de la question, et c'est ce dont il faut débattre urgemment.
Ce qui est certain, c'est qu'il faut sortir de la logique intergouvernementale et des petits conciliabules entre chefs d'Etat. Contrairement à ce que l'on avait essayé de nous faire croire lors du débat sur le défunt TCE, le conseil des chefs d'Etat ne sera jamais la Chambre haute de l'Europe. Déléguer le pouvoir budgétaire aux juges de la Cour de justice européenne n'aurait pas plus de sens. Donner le pouvoir à l'actuel Parlement européen est un solution tentante (c'est la seule institution européenne réellement démocratique), sauf que ses quelques 750 députés n'ont pour l'instant exercé aucune responsabilité financière réelle, et qu'ils sont issus des 27 états membres de l'UE, et non seulement de la zone euro.
Une solution de plus en plus souvent évoquée consisterait à créer une nouvelle chambre regroupant des députés issus des commissions des finances et des affaires sociales des parlements nationaux. Ce "Sénat européen" aurait la haute main sur l'Agence européenne de la dette, et fixerait chaque année les montants d'emprunts autorisés. Il aurait pour avantage d'être plus resserré que le Parlement européen, et de rassembler les personnes qui auront ensuite à assumer politiquement les conséquences de leurs décisions dans chaque pays concerné.
C'est peut-être la bonne solution. Dans ce cas, il faut vite mettre sur la table un projet précis, avec composition détaillée, nombre et désignation des membres, procédures de vote, etc. En tout état de cause, il est essentiel de trouver une solution permettant de commencer à fonctionner très vite avec les quelques pays qui le souhaiteront, tout en prévoyant l'entrée progressive de tous ceux qui voudront rejoindre ce noyau dur fédéral pour bénéficier d'une dette européenne mutualisée.
Et il faut cesser de s'imaginer que ce sont les Allemands qui bloquent tout. En réalité, l'Allemagne réalise qu'elle aussi est trop petite pour réguler le capitalisme mondialisé, et elle est plus avancée que la France dans sa réflexion sur l'indispensable saut fédéral. Les "sages" allemands (collège d'économistes conseillant la chancellerie, peu réputés pour leurs penchants révolutionnaires) ont proposé le 9 novembre que toute la dette supérieure à 60% du PIB soit mutualisée au niveau européen, y compris bien sur la dette allemande. Et c'est la CDU qui a adopté le 14 novembre le principe d'une élection au suffrage universel du président de la Commission européenne (pied de nez évident au président français). Dans la négociation en cours, tout laisse à penser que c'est Sarkozy qui reste recroquevillé sur une logique intergouvernementale pure, et qui refuse de céder toute once de son pouvoir. Reste à espérer que face à la gravité de la situation, il se décide enfin à prendre les bonnes décisions.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.