Chaque mardi: Économiques (28 juin 2011)
L'Allemagne a raison de vouloir faire payer une partie du coût du désastre actuel aux banques et autres institutions financières qui ont prêté à la Grèce, parfois à des taux très élevés. Simplement, il faut le faire de façon ordonnée, juste et maîtrisée, au moyen d'une taxe européenne spécifique sur les banques, et non pas d'un défaut partiel de l'Etat grec.
Quelle est la différence? Cela change tout. Le problème du défaut est son côté aveugle, imprévisible dans ses conséquences. On commence par réduire la valeur de tous les titres grecs d'un pourcentage donné, mettons 50%: ceux qui ont prêté 100 ne se verront rembourser que 50 (décôte ou "haircut" de 50%, suivant l'expression consacrée). Mais comme les banques se sont repassés la patate chaude des milliers de fois, avec souvent de multiples contrats d'assurance liant les unes et les autres (notamment les fameux CDS, credit default swaps, instruments permettant in fine de jouer à la loterie sur la probabilité d'un défaut grec), et que des acteurs possèdent parfois de la dette grecque sans le savoir (par exemple, de nombreux épargnants se sont fait refiler des package de dettes européennes dans leurs contrats d'assurance vie ces dernières années, et peu ont lu les annexes du contrat), personne ne sait très bien qui au final va payer la note. Il n'y a aucune raison de penser que la répartition de l'effort sera juste: en matière financière, les plus gros joueurs sont souvent mieux informés et se sont débarrassés du produit toxique à temps. Et, surtout, il y a toutes les raisons de penser que les effets en cascade sur les bilans bancaires produiront des mouvements de panique dans le système financier européen, voire des faillites en chaîne. Surtout si les marchés se mettent à anticiper qu'une même stratégie de défaut et de "haircut sauvage" s'appliquera à la dette des autres pays en difficulté.
Il faut bien réaliser que les grandes institutions financières, qui semblent si puissantes, sont en réalité extrêmement fragiles: elles ne possèdent presque rien par elles-mêmes. Leur bilan met en jeu des actifs et des passifs colossaux (1000 milliards d'euros pour une banque moyenne,soit 500% du PIB grec), pour des fonds propres souvent très faibles (mettons10 milliards d'euros). Un défaut grec pourrait causer des déflagrations terribles.
La France et la BCE ont donc raison de ne pas vouloir du défaut. Mais la solution française basée sur une contribution purement volontaire des banques ne tient pas la route. En gros, l'idée est de passer des coups de fils aux amis banquiers pour leur demander gentiment de détenir plus longtemps que prévu de la dette grecque et de renouveler leur prêt. La monnaie d'échange n'est pas spécifiée... On ne règlera pas les problèmes européens de cette façon. La France devrait au contraire s'appuyer sur la forte et légitime volonté allemande de "faire payer les banques" pour négocier la création d'une véritable taxe ou contribution bancaire européenne permettant de faire participer le secteur financier à la restructuration en cours.
L'immense avantage d'une haircut "fiscale" par comparaison à une haircut "sauvage" est que l'on peut bien calibrer l'assiette et le taux de contribution, de façon à faire payer uniquement les banques qui en ont les moyens, et éviter toute panique. Et une telle taxe pourrait être l'embryon, modeste mais réel, d'une future fiscalité européenne: c'est en période de crise et pour répondre à un besoin précis que l'on crée des impôts. Même si cela n'est pas dit aussi explicitement, c'est bien dans cette direction que va la proposition de la BCE de création d'un véritable ministère des finances européen (peut-on avoir un ministère des finances sans impôt ?).
Concrètement, à quoi pourrait ressembler cette taxe? Si l'on calculait la contribution en pourcentage des actifs grecs détenus par les différentes institutions financières, alors la taxe serait par construction exactement équivalente au défaut et produirait les mêmes effets néfastes. Certaines banques détenant beaucoup d'actifs grecs mais peu de liquidités pourraient tomber dans le rouge. A l'inverse, pour s'assurer que seules les banques en ayant les moyens contribuent, on pourrait décider que la taxe est assise uniquement sur les bénéfices. La contribution bancaire serait alors un supplément européen d'impôt sur les bénéfices, et pourrait être l'amorce d'un véritable impôt européen sur les sociétés. On peut imaginer une solution intermédiaire s'appuyant en partie sur ces deux assiettes. Ou bien une assiette s'appuyant sur les fonds propres de chaque banque, ce qui aurait beaucoup d'avantages pour la régulation financière et prudentielle. Mais, dans tous les cas, c'est bien ce débat européen qui doit avoir lieu maintenant.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.