Chaque mardi: Économiques (5 avril 2011)
Vue d'Europe, il est une réalité japonaise qui ne cesse d'étonner et de susciter des incompréhensions. Comment se fait-il que le Japon ait une dette publique supérieure à 200% de son PIB (deux années de produit intérieur brut), et que personne ne semble s'en inquiéter ? A quelle réalité, à quels choix politiques correspond cette dette colossale ? Tous ces chiffres exprimés en pourcentages de PIB ou en milliers de milliards - dont on nous abreuve quotidiennement - ont-ils un sens, ou bien doit-on tourner la page dès qu'ils réapparaissent ?
Pour essayer de leur donner du sens, le mieux est de se reporter aux comptes nationaux, qui dans la plupart des pays portent désormais sur les stocks d'actifs (immobiliers et financiers) et de passifs (dettes) détenus par les uns et les autres (ménages, entreprises, gouvernement, reste du monde), et non seulement sur les flux de productions et de revenus.
Ces comptes ne sont certes pas parfaits. Par exemple, au niveau mondial, les positions financières nettes sont globalement négatives, ce qui est logiquement impossible, sauf à supposer que nous serions en moyenne possédés par la planète Mars... Plus sûrement, cette incohérence indique qu'une part non négligeable des actifs financiers détenus dans des paradis fiscaux et par des non résidents n'est pas correctement enregistrée comme telle. Comme l'a récemment montré Gabriel Zucman, cela affecte notamment la position nette extérieure de la zone euro, qui est probablement beaucoup plus positive que ce que suggèrent les statistiques officielles. Les Européens fortunés ont tout intérêt à cacher une partie de leurs actifs, et l'Union Européenne ne fait pour l'instant pas ce qu'elle devrait - et ce qu'elle pourrait - pour les en dissuader.
Ces imperfections ne doivent toutefois pas nous décourager, au contraire : c'est en examinant les comptes nationaux que l'on contribuera à les améliorer. Comme toujours en économie, il faut accepter le principe que l'on part de très bas, et que c'est justement ce qui rend la discipline relativement intéressante et les progrès potentiellement considérables. Le refus de compter fait toujours le jeu des plus riches - et de la richesse acquise (toujours prompte à se défendre) plutôt que de celle en formation.
Revenons au cas japonais. La première chose à noter, quand on parle des dettes publiques, est que les patrimoines privés sont toujours beaucoup plus élevés que les dettes (privés et publiques). Au Japon comme en Europe ou aux Etats-Unis, les ménages détiennent des actifs immobiliers et financiers (nets des dettes) de l'ordre de 500%-600% du PIB. Typiquement, dans nos sociétés riches, le revenu national est d'environ 30 000 euros par habitant, et le patrimoine moyen est de l'ordre de 180 000 euros par habitant, soit 6 années de revenu.
La seconde chose à noter est que le gouvernement japonais a certes des dettes brutes supérieures à 200% du PIB, mais qu'il possède des actifs non financiers de l'ordre de 100% du PIB (immobiliers, terrains), et des actifs financiers également de l'ordre de 100% du PIB (participations dans des entreprises publiques, caisses d'épargnes et institutions financières para-publiques type Caisse des dépôts). Les actifs et les passifs s'équilibrent donc à peu près.
Il n'en reste pas moins que la position patrimoniale nette du secteur public japonais est devenue légèrement négative ces dernières années, ce qui en réalité est très inhabituel : un gouvernement ne peut pas se mettre à vendre tout ce qu'il possède. A titre de comparaison, les administrations publiques françaises et allemandes conservent une position assez nettement positive, y compris après la crise. En France, la dette publique s'approche des 100% du PIB, mais les actifs publics (non financiers et financiers) avoisinent les 150% du PIB.
Cette particularité nippone est d'autant plus frappante que le Japon - secteurs publics et privés confondus - a une position nette extrêmement positive vis-à-vis du reste du monde. Au cours des 20 dernières, les japonais ont accumulé l'équivalent de près d'une année de revenu en actifs extérieurs nets. Ce déséquilibre entre richesse privée et dette publique était déjà patent avant le tsunami. Il ne peut être résolu qu'en augmentant la pression fiscale pesant sur le secteur privé japonais (à peine 30% du PIB). Les cataclysmes récents devraient en toute logique accélérer cette évolution, sans cesse retardée depuis 1990, et contribuer à rapprocher le Japon de l'Europe, et des difficultés qui vont avec.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.