Chaque mardi: Économiques (14 septembre 2010)
Comment qualifier la " réforme " des retraites défendue par le gouvernement? Il s'agit d'un médiocre exercice de rafistolage, qui ne règle en rien l'équilibre financier à long terme. Comparé aux rustines précédentes (Balladur 1993, Fillon 2003), le cru Sarko 2010 brille en outre par son cynisme et son injustice. Le gouvernement exploite à fond la complexité des systèmes de retraites pour accréditer des comparaisons internationales mensongères, aidé en cela par des médias aussi complaisants qu'incompétents, et pour fragiliser les plus fragiles. En France, le calcul des pensions dépend de multiples paramètres : la durée de cotisations requise pour une retraite à taux plein (41 ans) ; l'âge minimum permettant d'ouvrir des droits (60 ans) ; et l'âge permettant de partir à taux plein sans décote pour années manquantes (65 ans). En décidant de ne pas toucher à la durée et de tout miser sur des mesures d'âge, le pouvoir choisit par définition de faire peser tout l'ajustement sur ceux qui ont commencé à travailler tôt (passage de 60 à 62 ans) et sur les carrières précaires et incomplètes (passage de 65 à 67 ans).
Prenons un salarié ayant commencé à travailler dès 18 ans. Actuellement, il doit attendre 60 ans pour une retraite à taux plein, soit 42 ans de cotisations. Avec la réforme, il devra attendre 62 ans, soit 44 ans de cotisations. Par contre, ceux qui ont eu la chance de faire des études, et qui ont commencé à travailler à 21 ans et au-delà, ne seront aucunement touchés par la réforme - puisqu'ils devaient de toute façon attendre 62 ans pour atteindre 41 ans de cotisations et bénéficier d'une retraite à plein taux. Et les mesures sur les carrières longues ressassées par la propagande UMP ne changeront rien à cette réalité incontournable. Ces mesures ne concernent que ceux qui ont commencé à travailler avant 17 ans, et exigent dans tous les cas des durées de cotisations plus longues que 41 ans. Ce qui est d'autant plus injuste que ceux qui ont commencé tôt ont en moyenne des métiers plus pénibles et des espérances de vie plus courtes... Technique classique : on plonge sous l'eau la tête du condamné, puis on le laisse respirer quelques instants pour qu'il dise " merci ". Pas étonnant que le seul syndicat à approuver la réforme soit la Confédération générale des cadres (CGC).
Une bonne nouvelle néanmoins : les contours d'une véritable réforme alternative commencent enfin à se dessiner. Face à ces rafistolages à répétition, les deux principaux syndicats (CFDT et CGT) soutiennent désormais l'idée d'une remise à plat générale de nos régimes de retraite. C'est la seule stratégie permettant de garantir l'équilibre à long terme, de redonner confiance aux jeunes générations et de sortir par le haut de la crise actuelle. Car au-delà de la complexité des règles sur les durées et les âges, le système français se caractérise par l'empilement de dizaines de régimes, ce qui rend impossible tout débat serein sur la part du revenu national que l'on souhaite consacrer aux retraites.
Les points de vue demandent certes à être précisés et rapprochées. La CFDT parle ouvertement de " réforme systémique " visant à unifier les régimes, alors que la CGT évoque une " maison commune des retraites ". Des garanties solides devront être données aux fonctionnaires, notamment en termes de compensations salariales. Une refondation sociale de cette ampleur ne pourra évidemment pas se faire sans une forte légitimité démocratique, et donc par une validation par les urnes en 2012. Les organisations syndicales et politiques doivent travailler de concert dans cette perspective. Le PS a déjà commencé à s'engager dans cette voie, en défendant explicitement l'universalisation du droit à la retraite et la création d'une " commission pour l'unification des régimes ". Beaucoup de travail reste à faire. Rien ne pourra être accompli si les responsables politiques ne prennent pas leurs responsabilités et ne s'engagent pas le plus tôt possible sur des objectifs précis : on n'improvise pas ce type de réforme après les élections. Mais désormais il n'est plus interdit d'espérer.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.