Chaque mardi: Économiques (26 janvier 2010)
Le Conseil constitutionnel est-il légitime à censurer une réforme fiscale adoptée par le Parlement ? Dans le cas de la taxe carbone, on est certes tenté de répondre par l'affirmative. La taxe bricolée par le gouvernement et les parlementaires comportait de fait par une rupture assez flagrante du principe d'égalité devant l'impôt. Les grandes entreprises industrielles les plus polluantes étaient de facto exonérées de la taxe carbone, au motif qu'elles étaient soumises au système européen de quotas d'émissions... sauf que ces quotas ont été obtenus gratuitement, et que personne ne sait exactement quand ils deviendront payants. La ficelle était vraiment un peu grosse.
Il reste qu'il se faut se méfier des intrusions des juges dans ces débats fiscaux, qui devraient relever avant tout de la sphère politique. Le principe juridique d'égalité devant l'impôt est en réalité extrêmement vague, et son interprétation sans limite par les juges constitutionnels peut parfois conduire à des décisions dénuées de toute logique. Fin 2000, le gouvernement Jospin avait ainsi fait adopter par les députés une réforme importante de la CSG (contribution sociale généralisée), qui de facto cessait d'être un impôt proportionnel et devenait un prélèvement progressif : un abattement était créé pour les salaires inférieurs à 1,4 Smic, ce qui permettait d'augmenter le salaire net et le pouvoir d'achat des salariés modestes, et ouvrait la voie à une future unification de la CSG et de l'IR (impôt sur le revenu). Le Conseil constitutionnel en décida autrement : au motif que la baisse de CSG accordée aux salariés modestes ne dépendait que du niveau de salaire individuel, et non de la situation familiale, la loi fut censurée. Pourtant, les juges constitutionnels ne se sont jamais émus du fait que de nombreux autres prélèvements obligatoires ne prennent pas en compte la situation familiale (la TVA à taux réduit, les allègements de cotisations patronales pour les bas salaires, etc.), et ne trouvent rien à redire aux multiples niches fiscales qui truffent nos impôts sur le revenu et sur la fortune, sans parler du bouclier fiscal (au nom de quel principe d'équité devrait-t-on y inclure certains prélèvements et non d'autres ?), qui constituent des ruptures autrement plus graves du principe d'égalité devant l'impôt.
Conséquences de la censure de 2000 : la CSG resta un impôt proportionnel ; pour compenser le gouvernement Jospin créa la prime pour l'emploi ; l'empilement fut complété récemment par le revenu de solidarité active ; et l'on se retrouve encore aujourd'hui avec cette usine à gaz invraisemblable (d'un côté on prélève un mois de salaire aux smicards via la CSG, de l'autre on leur verse des transferts pour compenser...), dont les " sages " de la rue de Valois sont largement responsables.
Un cas plus extrême encore nous est apporté par l'affaire Kirchhof. Juriste fiscal visiblement très énervé contre l'impôt, Paul Kirchhof fut pendant la campagne électorale de 2005 le futur ministre des finances d'Angela Merkel, avec à la clé une proposition choc : une " flat tax " limitant à 25% le taux d'imposition des plus hauts revenus. Dans la sphère politique, chacun est bien sur libre de ses opinions (qui en l'occurrence n'ont guère séduit les allemands : Merkel fut contrainte de gouverner avec le SPD et de se séparer de son poulain). Mais le point important de l'affaire est qu'en 1995, sous sa casquette de juge au Tribunal constitutionnel allemand, le même Kirchhof avait rendu un arrêt jugeant inconstitutionnelle toute imposition (directe) supérieure à 50%... et assimilant ainsi le droit de prendre plusieurs millions d'euros dans la caisse et d'en garder la moitié dans sa poche à un quasi-droit de l'homme. Les Etats-Unis d'Amérique, qui de 1932 à 1980 appliquèrent à leurs élites financières un taux marginal supérieur de 82% (en moyenne), cessèrent-ils donc d'être une démocratie pendant un demi-siècle ? L'affaire fit scandale en Allemagne, et l'arrêt fut cassé dès 1999 par les juges constitutionnels (au départ de Kirchhof), qui confirmèrent en 2006 qu'il n'entrait pas dans leurs attributions de fixer des limites quantitatives aux taux d'imposition... ce dont Sarkozy n'a visiblement toujours pas été informé.
La leçon de tout cela est que l'on peut faire dire à peu près n'importe quoi au principe juridique d'égalité devant l'impôt, et que les juges doivent en user avec une extrême modération. Et surtout que pour préserver la fragile légitimité des cours constitutionnelles, il faut éviter de procéder à des nominations trop évidemment partisanes et politiques - tentation apparemment très forte actuellement au sommet de l'Etat.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.