Chaque mardi: Économiques (6 octobre 2009)
Le rapport Stiglitz sur les nouveaux indicateurs économiques a été critiqué pour son manque d'idées nouvelles, et surtout pour ses recommandations aussi vagues que nombreuses. Il contient pourtant une proposition concrète qui, à défaut d'être novatrice, mérite d'être soutenue. Il faut dès maintenant cesser d'utiliser le PIB (produit intérieur brut), et privilégier le PNN (produit national net). Le PNN, que l'on appelle plus communément " revenu national ", était d'ailleurs largement utilisé en France jusqu'en 1950, et l'est encore aujourd'hui dans les pays anglo-saxons. Il est toujours possible de le calculer à partir des tableaux détaillés de la comptabilité nationale établis par l'INSEE. Malheureusement, il n'est jamais mis en avant dans les publications officielles et dans le débat public. C'est dommage, pour une raison que l'on peut résumer simplement : en tentant de mesurer l'ensemble des revenus réellement disponibles pour les résidents d'un pays, le revenu national cherche à mettre l'homme au centre de l'activité économique. Alors que le PIB traduit dans une large mesure l'obsession productiviste des Trente Glorieuses. Le PIB est le reflet d'une époque où l'on croyait que l'accumulation de marchandises industrielles était une fin en soi, et que la croissance de la production allait tout résoudre. Il est plus que temps aujourd'hui d'effectuer un retour au revenu national.
Quelles sont les différences entre le PIB et le revenu national ? La première est que le PIB est toujours " brut ", dans le sens où il additionne l'ensemble des productions de biens et services, sans retrancher la dépréciation du capital qui a permis de réaliser ces productions. En particulier, le PIB ne prend pas en compte l'usure des logements et des bâtiments, des équipements et des ordinateurs, etc. L'INSEE réalise pourtant des estimations minutieuses de cette dépréciation, qui sont évidemment imparfaites, mais qui ont le mérite d'exister. En 2008, le total est estimé à 270 milliards d'euros, pour un PIB de 1950 milliards d'euros, d'où un produit intérieur net de 1680 milliards. La prise en compte de cette dépréciation permet par exemple de constater que les entreprises françaises sont actuellement en situation d'épargne négative : elles distribuent à leurs actionnaires plus que ce qu'elles n'ont véritablement à distribuer, si bien que ce qui leur reste ne permet même pas de remplacer le matériel usagé. Plusieurs pays ont également commencé à intégrer dans leurs estimations la dépréciation du capital naturel et les dégâts causés à l'environnement dans le processus de production. Ces efforts doivent être poursuivis.
La seconde différence est que le PIB est " intérieur ", dans le sens où l'on cherche à mesurer les richesses produites sur le territoire intérieur du pays considéré, sans se préoccuper de leur destination finale, et en particulier sans se préoccuper des flux de profits et de salaires entre pays. Par exemple, un pays dont l'ensemble des entreprises et du capital productif serait possédée par des actionnaires étrangers pourrait fort bien avoir un PIB très élevé mais un revenu national très faible, une fois déduits les profits partant à l'étranger. Dans la France de 2008, cette correction ne fait guère de différence : d'après l'INSEE et la Banque de France, les résidents français possèdent au travers de leurs placements financiers grosso modo autant de richesses dans le reste du monde que le reste du monde en possède en France. Le revenu national est donc quasiment identique au produit intérieur net (1690 milliards). Mais il en va tout autrement dans de nombreux pays, et pas seulement dans les pays pauvres, comme le montre le cas irlandais.
Rapporté à une population de 62 millions, le PIB dépasse 31 000 euros par habitant en 2008, alors que le revenu national n'est que de 27 000 euros. Ce chiffre reste certes supérieur au revenu moyen réellement touché par les Français, car il inclut la valeur des biens et services financés par les impôts (éducation, santé, etc.), ce qui est légitime. Mais il s'en approche : le revenu national peut ainsi contribuer à combler le fossé entre statistiques et perceptions.
A condition toutefois que l'on publie également la répartition du revenu national, et que l'on ne s'arrête pas aux moyennes.... Les dernières séries que nous avons réalisées avec Emmanuel Saez montrent ainsi que la part du revenu national allant aux 1% des américains les plus riches est passée de moins de 9% en 1976 à près de 24% en 2007, soit un transfert de 15 points de revenu national. Entre 1976 et 2007, 58% de la croissance américaine a ainsi été absorbée par 1% de la population (ce chiffre atteint 65% entre 2002 et 2007). Le concept de revenu national se prête bien à ce type de décomposition sociale de la croissance, et ce n'est pas son moindre mérite.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.