Chaque mardi: Économiques (mardi 9 juin 2009)
A dire vrai, le rapport Cotis sur le partage de la valeur ajoutée et les écarts de rémunérations ne contient pas de nouvelles bouleversantes. Il a au moins le mérite de rappeler de façon très claire les faits essentiels. En particulier, la stabilité apparente depuis 20 ans du partage primaire entre masse salariale et profits ne doit pas masquer le creusement des inégalités et la stagnation du pouvoir d'achat du plus grand nombre. D'une part, les très hauts salaires ont connu depuis les années 1990 des progressions très nettement supérieures à la moyenne de la masse salariale. Ce phénomène a un impact psychologique désastreux, et menace si le trend se poursuit de prendre l'importance macroéconomique qu'il a fini par atteindre aux Etats-Unis. D'autre part, la faible croissance a été largement absorbée par la hausse continue des cotisations sociales et autres prélèvements pesant sur les salaires, si bien que le salaire net moyen a quasiment stagné depuis 20 ans, alors que les revenus du patrimoine connaissaient des progressions substantielles.
Même si le directeur de l'Insee ne peut les formuler aussi crument, les implications politiques découlent logiquement de ces constats. Plutôt que de lancer des écrans de fumée sur le partage primaire de la valeur ajoutée, il faut utiliser l'outil fiscal : allègements fiscaux pour ceux dont le pouvoir d'achat a stagné, alourdissement pour ceux qui ont le plus bénéficié de la croissance. C'est-à-dire tout le contraire de la politique de l'actuel gouvernement, qui a multiplié les allègements en direction des très hauts salaires et des patrimoines : baisse du taux supérieur de l'impôt sur le revenu, bouclier fiscal, détaxation des dividendes et des successions, baisse de l'Isf... Et puisque le taux global de prélèvements obligatoires n'est manifestement pas près de baisser, ces largesses finiront nécessairement par être payés par le reste de la population - discrètement mais inévitablement.
Si le constat d'ensemble est clair, il existe pourtant un point qui est étrangement passé sous silence dans le rapport Cotis : les entreprises ont choyé leurs actionnaires ces dernières années, d'où une baisse inquiétante de la part des profits consacrée aux investissements. Cette réalité est occultée par le fait que le rapport choisit de se concentrer sur les profits bruts, c'est-à-dire avant prise en compte de la dépréciation du capital. Or le capital productif se déprécie continument, et avant de faire des investissements véritablement nouveaux il faut commencer par remplacer les équipements usagés : les ordinateurs se changent régulièrement, les bâtiments et autres équipements doivent être constamment entretenus et réparés, etc. D'un point de vue économique, comme d'ailleurs d'un point de vue fiscal, le concept pertinent est celui de profit net, c'est-à-dire après déduction de cette dépréciation. Ces profits nets sont certes plus difficiles à mesurer (la frontière entre remplacement d'un équipement usagé et investissement véritablement nouveau est souvent dure à tracer), mais puisque l'Insee prend soin de produire les meilleures estimations possibles de la dépréciation du capital, mieux vaut les utiliser que de les passer sous silence.
D'autant plus que la vision globale que l'on peut se faire du partage des profits change du tout au tout quand on passe des profits bruts aux profits nets. Le rapport Cotis nous dit que les profits bruts représentent 32%-33% de la valeur ajoutée des entreprises depuis 20 ans, contre 67%-68% pour la masse salariale, ce qui est vrai. Mais la dépréciation du capital des entreprises a toujours représenté environ 15%-16% de la valeur ajoutée, soit grosso modo la moitié des profits bruts. Autrement dit, quand on présente de sympathiques camemberts selon lesquels les entreprises consacrent généreusement la moitié de leurs profits bruts à l'investissement, la vérité oblige à dire que l'on se moque un peu du monde. En fait, cela signifie simplement que les entreprises remplacent les équipements usagés avant de rémunérer leurs actionnaires, ce qui est bien le moins qu'elles puissent faire... Si l'on raisonne en termes de profits nets, alors on constate que les entreprises ont toujours distribué la quasi-totalité de leurs bénéfices à leurs propriétaires, sous forme d'intérêts et de dividendes. L'épargne nette des entreprises, c'est-à-dire ce qui leur reste après avoir rémunéré leurs propriétaires, payé leurs impôts et remplacé les équipements usagés, n'a jamais représenté plus de quelques points de valeur ajouté. C'est l'épargne nette des ménages, complétée par celle du reste du monde en période de déficit commercial, qui a toujours financé l'essentiel de l'investissement net des entreprises.
L'évolution inquiétante des dernières années est que l'épargne nette des entreprises est devenue négative en 2004, et a représenté environ 1%-1,5% de valeur ajoutée entre 2005 et 2007. Dans les années 1990, les entreprises parvenaient à dégager une épargne nette positive d'environ 1,5%-2%. Ce transfert de l'ordre de 3-4 points de valeur ajoutée au détriment de l'investissement et au bénéfice des actionnaires est considérable : les entreprises se sont mises à distribuer à leurs propriétaires plus de profits que ce qu'elles n'en ont véritablement en caisse ! Toujours d'après les comptes nationaux de l'Insee, un tel phénomène ne s'est jamais produit depuis 1949, à la seule exception de la fin des années 1970 et du début des années 1980, période où la part des profits dans la valeur ajoutée était historique faible. Et d'après les derniers chiffres publiés, il ne faut pas trop compter sur la crise pour calmer le jeu : l'épargne nette négative des entreprises françaises a atteint 2% de valeur ajoutée en 2008. Dans un tel contexte, il est tentant de recommander une hausse d'impôt sur les bénéfices distribués, par exemple pour financer un allègement des cotisations pesant sur le travail.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.