Chaque mardi: Économiques (12 mai 2009)
Pas un jour ne passe sans que l'on évoque les politiques " non conventionnelles " déployées par les banques centrales pour nous sortir de la crise. Essayons d'y voir un peu plus clair.
Que font les banques centrales par temps calme ? Elles se contentent de s'assurer que la masse monétaire croît au même rythme que l'activité économique, de façon à garantir une inflation faible - de l'ordre de 1% ou 2% par an. Concrètement, elles introduisent la monnaie nouvelle en prêtant de l'argent aux banques sur des durées extrêmement courtes - souvent à peine plus de quelques jours. Ces prêts permettent de garantir la solvabilité de l'ensemble du système financier. Les énormes flux de dépôts et de retraits effectués quotidiennement par les ménages et les entreprises ne s'équilibrent en effet jamais parfaitement au jour près pour chaque banque particulière. Ce rôle est traditionnellement plus important en Europe, compte tenu de l'importance prise par les banques dans le financement de l'économie, qui aux Etats-Unis repose davantage sur les marchés financiers.
Qu'ont fait les banques centrales depuis un an ? En gros, elles ont doublé leur taille - un peu plus aux Etats-Unis, et un peu moins en Europe. Jusqu'au début du mois de septembre 2008, les actifs totaux de la Federal Reserve représentaient environ 900 milliards de dollars, soit l'équivalent de 6% du produit intérieur brut (PIB) annuel des Etats-Unis. A la fin du mois de décembre, ils étaient subitement passés à près de 2 300 milliards de dollars, soit 16 points de PIB. On constate une évolution comparable en Europe. Entre septembre et décembre 2008, les actifs de la BCE (Banque centrale européenne) sont passés de 1 400 à 2 100 milliards d'euros, c'est-à-dire de 15 à 23 points de PIB de la zone euro. En l'espace de trois mois, près de 10 points de PIB de nouvelles liquidités ont ainsi été injectées par les banques centrales de part et d'autre de l'Atlantique.
A qui les banques centrales ont-elles prêtés cet argent ? Essentiellement au secteur financier. Mais la nouveauté principale réside dans la durée des prêts consentis aux banques privées. Au lieu de prêter à l'horizon de quelques jours, la Fed et la BCE se sont mis à prêter à échéance de 3 mois, voire 6 mois - d'où une augmentation des volumes correspondants. Elles ont également commencé à prêter sur ces mêmes durées à des entreprises non financières, surtout aux Etats-Unis.
D'après les derniers bilans publiés par les banques centrales, ces volumes de prêts ont commencé à refluer depuis le début de l'année 2009. Au 1er mai, les actifs de la Fed sont ainsi redescendus à 15 points de PIB, et ceux de la BCE à 20 points de PIB. Les banques centrales veulent y voir la preuve que le secteur financier n'a plus besoin de ces liquidités exceptionnelles, et que la reprise est proche. Mais on pourrait aussi interpréter ce reflux comme le signe que les banques ne savent pas quoi faire de cet argent. De fait, les crédits accordés aux entreprises et aux ménages par le secteur financier n'ont toujours pas véritablement redémarré, et semblent avoir suivi au cours du premier trimestre 2009 le même rythme de décroissance qu'au cours du dernier trimestre 2008. Sans doute les politiques " non conventionnelles " des banques centrales ont-elles au moins permis d'empêcher les cascades de faillites bancaires, qui avaient marqué la crise des années 30, au cours de laquelle les banques centrales étaient restées inertes.
On évoque maintenant la possibilité de nouvelles politiques monétaires innovantes, avec des prêts au secteur bancaire allant jusqu'à 9 ou 12 mois et des achats directs d'obligations relativement longues. L'ampleur prise par les bilans des banques centrales est encore loin de représenter une réelle menace inflationniste. Pour mémoire, les prêts consentis par la Banque de France à l'issue de la seconde guerre mondiale dépassaient largement 100% du PIB de l'époque, dont 80% prêtés directement au gouvernement, d'où la très forte inflation des années suivantes.
Mais sauf à imaginer que les banques centrales se mettent à prêter directement à toutes les échéances et à tous les acteurs, ce pour quoi elles sont mal outillées, ces politiques non conventionnelles finiront tôt ou tard par atteindre leurs limites. Les banques centrales n'ont pas le pouvoir de forcer des acteurs privés tétanisés par la crise à dépenser de l'argent. En pratique, l'expansion monétaire de l'automne a surtout permis de financer les déficits publics : les banques centrales n'ont pas directement prêtés aux gouvernements (les traités européens l'interdisent expressément à la BCE, et la Fed a réduit ses encours de bons du Trésor), mais les banques privés l'ont fait à leur place. S'il se confirme que l'Etat est le seul acteur capable de dépenser, alors les gouvernements devront prendre leurs responsabilités et se lancer dans de véritables plans de relance.
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris.